2.3 L’insertion professionnelle : des expériences spatiales rentabilisées

Cette reconnaissance des expériences antérieures dans des espaces spatiaux multiples se prolonge généralement sur le marché du travail, les individus dont la carrière correspond au type multispatial intégré connaissant une transition de l’école à l’activité professionnelle relativement souple. Ici, le fait de connaître depuis un certain temps vers quel type de profession ils comptent s’engager ainsi que la densification et l’étalement du réseau social au cours des engagements antérieurs (stage, engagement dans un organisme, engagement politique, boulot à temps partiel, etc.) semblent faciliter une recherche d’emplois souvent commencée avant même la fin de la période de formation. Dans certains cas, les offres sont nombreuses et semblent venir à l’enquêté : « Et j’ai travaillé tout de suite après. Quatre jours après avoir terminé les cours, j’ai commencé à travailler » (Jérôme, 28 ans, Français). La période de recherche du premier emploi professionnel est plutôt courte, ne dépassant pas un à deux mois après l’obtention du diplôme.

Pour les jeunes dont la carrière ressemble au type multispatial intégré, la filière de formation, les expériences à l’étranger et le poste obtenu sont étroitement imbriqués l’un dans l’autre. C’est le cas notamment de cette jeune Québécoise qui, après des formations en anthropologie et en travail social ainsi que plusieurs expériences de voyage, de stage et de travail à l’étranger, occupe un poste en continuité avec ses engagements précédents et son intérêt pour les cultures étrangères :

‘« Moi je voulais, à cause de toutes mes expériences et tout, je voulais travailler avec des populations immigrantes, c’était ça très important. Finalement, j’ai eu l’emploi ici. Ici, c’est des formations pour des immigrants universitaires en agronomie, agro-alimentaire, environnement, on donne une formation de mise à niveau » (Annabelle, 29 ans, Québécoise).’

L’accroissement progressif des capitaux, leur renforcement réciproque et les possibilités institutionnelles de mobilité internationale semblent agir conjointement pour faciliter la hiérarchisation du répertoire de rôles en faveur d’un engagement professionnel, ce qui concourt à son tour à l’acquisition d’un statut qualifiant. Ces individus sont enseignants et chercheurs universitaires, consultants, analystes financiers, cadres de la fonction publique en affaires européennes ou étrangères, cadres administratifs et commerciaux d’entreprise, ingénieurs, producteurs de jeux vidéos, etc. Autant de « manipulateurs de symboles », pour reprendre la catégorie de Reich (1993). Il s’agit en effet de travailleurs qualifiés qui participent aux secteurs et aux services qui, dans une économie « informationnelle », génèrent le plus de profits (Castells, 2001). Ils maîtrisent plus de deux langues et leur vie personnelle et professionnelle continue de se dérouler sinon dans la mobilité, du moins en lien étroit et concret avec l’international. Ils sont mariés à un ressortissant étranger dont la langue est également transmise à leur enfant, ils partent en vacances dans le pays d’origine des amis qu’ils ont rencontrés durant leurs diverses pérégrinations antérieures, ils mobilisent leur réseau déspatialisé dans leurs recherches d’emploi, ils occupent des fonctions professionnelles qui les amènent régulièrement à l’extérieur de leur société d’origine et/ou ils ont des collaborations effectives avec des étrangers, comme dans le cas de ce jeune Québécois nouvellement en poste dans une université :

‘« Je vais aller chercher d’autres bourses, si possible, pour des projets spécifiques. Ça c’est une chose qui est bon dans le fait d’avoir voyagé autant. Au niveau, pour moi, professionnel… C’est que mon network est assez large, maintenant, je peux travailler avec du monde qui sont capables d’aller chercher de l’argent ailleurs, des États-Unis, qui est quand même, au niveau de l’argent… plus maintenant, dans les sciences, on est capable de travailler sur des projets tout seul. Ça ne se fait plus. C’est comme ça, maintenant : multicollaborateur, multidisciplinaire » (Philip, 32 ans, Québécois).’

Les enquêtés dont les carrières se rapprochent de ce premier type tendent d’ailleurs à se définir à partir de référents culturels multiples. Ils demeurent fortement attachés à leur culture d’origine ou savent qu’elle a profondément marqué leur processus de socialisation 229 , mais ils sentent également s’être appropriés des modes de comportement et des valeurs sociales qu’ils considèrent provenir de l’étranger, soit des pays où ils ont vécu : « Je pense que mes valeurs sont plus proches de celles de la société scandinave. Je crois en une société juste ou on valorise le bien commun, où les richesses sont distribuées » (Hélène, 34 ans, Québécoise). À l’instar de ce qui a été observé dans d’autres études portant sur les mobilités d’individus qualifiés à l’ère de la globalisation (Wagner, 1998; Verquin, 2001; Pierre, 2003b), ces personnes se définissent moins en tant que citoyennes du monde – dans le sens où elles s’identifieraient à quelque chose de l’ordre de « l’humanité » –, sans référence aucune à des appartenances culturelles 230 , qu’à partir d’une pluralité de cultures. Ils disent se sentir « internationaux » ou « européens », et expliquent ce sentiment par le fait qu’ils partagent des affinités avec plusieurs cultures qu’ils connaissent, qu’ils savent s’adapter à la vie dans ces pays, qu’ils peuvent s’exprimer dans plusieurs langues, qu’ils connaissent des gens provenant de diverses sociétés, etc. Si l’identification à partir de laquelle ils se définissent dépend de la situation d’interaction dans laquelle ils se trouvent 231 et s’ils agissent depuis plusieurs années dans un espace multiple, les références à des cultures et à des nations ne sont pas évacuées.

Notes
229.

« Je sais que je suis française de façon très forte, dans mes habitudes, dans ce que je mange, dans mon éducation, je veux dire que je suis un pur produit de l’éducation française, etc. Mais… je le sais, mais je ne le sens pas » (Brigitte, 28 ans, Française).

230.

Le terme « cosmopolitisme » renvoie au citoyen du monde, celui qui ne se définit pas en référence à des cultures, tandis que le terme « internationalisme » ne nie pas les nations, il les situe les unes par rapport aux autres (Wagner, 1998 : 125-126).

231.

« C’est vrai que tu te sens jamais autant Français que quand tu vas dans un autre pays. Parce que ça agit comme contraste, c’est là que tu vois les forces et les faiblesses de ton pays. Surtout dans le contexte canadien anglais et américain, ça m’a fait sentir d’autant plus Français et Européen. Entre Européens, il y a tout de suite des affinités qui se développent sans que ce soit vraiment explicable alors que c’est plus long, plus difficile, avec des Américains » (Armand, 27 ans, Français).