2.4 La construction sociale des carrières : des variations sociétales

Cet idéaltype des carrières spatiales et professionnelles se retrouve dans les deux contextes sociétaux ici considérés. Néanmoins, lorsque cet idéaltype est appliqué aux deux sociétés en tant que grille de lecture comparative, nous constatons qu’il met au jour des relations d’interaction individus-structures quelque peu divergentes. En d’autres termes, les processus qui participent à la construction de cette carrière spatiale et professionnelle ne sont pas complètement les mêmes en France et au Québec.

Nous avons vu que ces carrières mettaient en scène des individus pour qui les engagements sociaux sont étroitement imbriqués à l’espace international. Ceux-là aménagent leur répertoire déspatialisé de rôles et de ressources à partir de volumes de capitaux initiaux qui sont inégaux mais qui ne cessent de s’accroître. Comment l’accroissement du capital spatial se produit-il en France et au Québec? Comment les différents capitaux d’un individu agissent-ils les uns sur les autres au Québec et en France pour mener à un engagement professionnel relativement stable?

Si nous regardons de plus près, il apparaît que la flexibilité du système éducatif québécois, l’accès à des organismes multiples de soutien à la mobilité juvénile internationale 232 , l’existence de dispositifs de mobilité universitaire et la disponibilité de bourses de recherches doctorales constituent des ouvertures structurelles et institutionnelles qui, au Québec, favorisent l’inscription des individus dans une carrière multispatiale intégrée. L’ensemble de ces conditions extérieures semble en effet produire des interstices que s’approprient des jeunes Québécois de différentes catégories socioprofessionnelles pour accumuler du capital spatial international. En France, il semble que le fonctionnement du système scolaire ne permette pas les mêmes temps d’arrêt des études qu’au Québec et que les étudiants accumulent un patrimoine de lieux pendant des séjours estivaux, pour la plupart à des fins linguistiques.

Au Québec, ce que nous pourrions qualifier de « flexibilité » du système éducatif permet des temps d’arrêt au cours desquels l’étudiant peut s’approprier l’espace international à des fins autres que de formation. Une vaste enquête statistique menée auprès d’étudiants québécois montre que nous assistons depuis quelques années, contrairement en France, à une désynchronisation et à une complexification des cursus scolaires (Sales et al., 2001). Les étudiants diffèrent de plus en plus leur entrée à l’université, ils ralentissent le rythme de leur scolarité et interrompent leurs études entre leur diplôme d’études collégiales et leur entrée à l’université et/ou entre leurs études de baccalauréat et de maîtrise. Selon les données de cette enquête, 18,4% des étudiants font un arrêt de quelques mois à quelques années entre le moment de l’obtention de leur diplôme d’études collégiales et leur entrée à l’université. En fait, seulement 44,6% des étudiants terminent leurs études de premier cycle dans les temps requis, c’est-à-dire sans avoir pris de retard durant leurs études collégiales et de baccalauréat et sans avoir pris de pause entre les deux niveaux d’enseignement (Sales et al., 2001 : 171-173). Par ailleurs, jusqu’à 62% font un temps d’arrêt entre leur baccalauréat et leur maîtrise. Cette pause est majoritairement expliquée par l’occupation d’un emploi (39,3%) et s’étend sur une durée moyenne de trois ans, ce qui n’est pas négligeable (Sales et al., 2001 : 176). Le système d’éducation et les marchés du travail semblent non seulement tolérer ces retards mais ils y participent dans la mesure où le montant élevé des frais de scolarité contraint certains étudiants à occuper un emploi rémunéré 233 , où l’université s’adapte à la diversité des profils étudiants en offrant une panoplie de programmes à temps partiel et de cours du soir, et où le marché de l’emploi est organisé de manière à accueillir cette main-d’œuvre étudiante les week-ends et durant les vacances d’été. Ce contexte, nous le comprenons, est favorable à la réalisation par les étudiants d’autres activités en simultanée ou en alternance des études. Aussi, certains Québécois profitent-ils de cette flexibilité institutionnelle afin de partir à l’étranger dans le cadre d’un long voyage 234 , d’une mission d’aide communautaire ou d’un travail. Ces expériences, comme nous l’avons vu, sont susceptibles d’influencer la suite du parcours scolaire et spatial de l’étudiant, que ce soit dans le choix du programme universitaire, du lieu du séjour de formation ou de la réalisation d’un stage international.

Cette marge de manœuvre offerte par le mode de fonctionnement du système d’éducation du Québec se joint à la disponibilité d’une pluralité de dispositifs de mobilité en amont du premier séjour institutionnalisé d’études à l’étranger pour favoriser l’acquisition et l’accumulation autonome – relativement indépendante des ressources familiales – d’un capital spatial. Une appropriation précoce de l’espace, souvent à des fins initiales de quête identitaire, a progressivement la possibilité, au fur et à mesure que se produisent d’autres séjours à l’étranger, de se transformer en projet scolaire et professionnel. Les voyages en tant que « routard » mais aussi des programmes tels que l’Office franco-québécois pour la jeunesse, Québec sans frontières, Jeunesse Canada Monde, AFS Canada, l’Office Québec-Amérique pour la jeunesse, le Club 2/3, etc. facilitent une première appropriation individuelle de l’espace, certains auprès de jeunes plus faiblement prédisposés à la mobilité internationale. Cet investissement autonome de l’espace international favorise alors le développement de connaissances et de compétencesqui permettent en retour d’agir sur l’accroissement d’autres formes de capital, et ainsi de suite. C’est ainsi que, dans un contexte où les gouvernements et les organismes sociaux placent des supports de mobilité internationale à leur disponibilité, certains des enquêtés originellement moins privilégiés socialement, culturellement et économiquement se sont approprié l’espace comme une ressource pour répondre à leurs aspirations. Si sont disponibles en aval des bourses de court séjour du MEQ ou des bourses de recherche de maîtrise et de doctorat, l’enchaînement des séquences de mobilité internationale en est d’autant plus facilité. La condition incontournable, ici, est toutefois d’être très bon élève. Car l’accès à des dispositifs de soutien financier pour des études à l’étranger suppose, il ne faut pas l’oublier, l’excellence du dossier scolaire.

En France, où s’exerce le redoublement 235 , un retard par rapport au cursus normal signifie que l’élève éprouve des difficultés plus ou moins marquées d’apprentissage 236 . L’imposition d’un âge limite parmi les critères d’admissibilité à plusieurs concours (allocations de recherche, CNRS, etc.) s’exerce notamment comme sanction du retard pris dans les études. L’extrait de cette jeune femme, qui a « perdu » une année en raison de son séjour en Belgique alors qu’elle était déjà en retard, illustre le caractère péjoratif attribué aux carrières scolaires qui ne sont pas à l’heure :

‘« Moi j’ai pas eu d’aide pour mon DEA. J’avais un dossier qui n’était pas mauvais mais j’avais des années de trop, on va dire. Puisque j’avais cette année donc après ma maîtrise, c’était pas un cursus bien clair, et l’année juste après mon bac j’avais une classe préparatoire pour les grandes écoles, j’ai arrêté et j’ai repris ensuite pour entrer à l’université. Donc par rapport à un étudiant qui a un parcours linéaire, j’avais deux années de retard donc je pense que ça, ça m’a pas mal pénalisée » (Marielle, 27 ans, Française).’

Les séquences de l’itinéraire académique, pour ceux qui empruntent la voie des études longues, sont donc fortement régies par l’institution. L’importante concentration de nos enquêtés français autour de l’âge de 27 ans s’offre comme un indice d’une certaine homogénéité du temps de déroulement des cursus scolaires. Nous pouvons imaginer que c’est pour cette raison que les activités susceptibles de ralentir le rythme des études tendent à être évitées. Le cumul d’un emploi à temps partiel et des études, par exemple, n’est pas chose courante parmi les étudiants français. Seulement 19% d’entre eux occupent un emploi rémunéré pendant au moins six mois et à mi-temps durant l’année scolaire (Thiphaine, 2002 : 1) 237 . De même, les arrêts temporaires et l’adoption d’un rythme d’études plus lent que la normale ne semblent pas généralisés, du moins pas parmi les étudiants qui partent en échange universitaire. Selon les données récoltées par l’OURIP (Pichon et al., 2002 : 29), près des trois-quarts des étudiants partants en 1997/98 étaient à l’heure ou avaient un an de retard. Parmi les 40 personnes que nous avons interrogées, une seule jeune femme est sortie de l’école pour y retourner quelques années plus tard, et aucune n’a interrompu temporairement sa formation. Chez les étudiants français, les appropriations multiples et répétées de l’espace étranger et leur imbrication progressive à un projet de formation tendent à avoir lieu grâce aux courts séjours linguistiques réalisés au collège ou au lycée et durant les périodes de vacances scolaires.

Notes
232.

C’est-à-dire, qui ne s’adressent pas spécifiquement aux étudiants et n’ont pas comme motif la poursuite d’études.

233.

Les droits de scolarité au Québec sont moins élevés que dans les autres provinces canadiennes (2000$ par année au Québec contre environ 3000$ ailleurs au Canada). Il faut tout de même évaluer un budget d’environ 12 000$ par année à l’étudiant inscrit en premier cycle universitaire.

234.

Rappelons-nous ces jeunes qui partent à l’aventure entre la fin de leurs études collégiales et le début de leurs études universitaires.

235.

À titre illustratif : en 2000/01, 20% des entrants en première année de premier cycle universitaire redoublent leur première année et un peu plus de 25% sortent du système universitaire, de façon temporaire ou définitive. Au total, moins de la moitié (44,8%) seulement passent en deuxième année (RERS, 2002 : 182).

236.

Le retard peut être pris au baccalauréat ainsi que dans l’enseignement supérieur. Dans ce dernier cas, un étudiant est considéré en retard lorsque, au moment de sa sortie de l’école et après avoir soustrait le retard pris au bac, il est âgé de plus de 21 ans en licence, de plus de 22 ans en maîtrise, de plus de 23 ans en DEA et DESS et de plus de 27 ans en doctorat (Pichon et al., 2002 : 29).

237.

Selon l’enquête citée précédemment, 39% des étudiants inscrits à temps plein travaillent à temps partiel durant l’année académique. Le travail rémunéré constitue près de la moitié (45,4%) des sources de financement de l’étudiant québécois (Sales et al., 2001 : 180-181).