3.1 Une mise au travail différenciée selon les domaines professionnels

Ces individus reviennent dans leur société d’origine au terme de leur expérience afin d’y compléter leur formation universitaire et/ou d’y entreprendre leurs démarches d’insertion en emploi. Pour les uns, cet itinéraire était prévu : ils partaient pour une durée déterminée à l’étranger, après quoi ils rentraient au pays afin de s’engager sérieusement dans une démarche d’insertion professionnelle, que celle-ci implique la recherche immédiate d’un emploi ou le passage préalable par une formation professionnalisante ou spécialisante (DESS, CAPES, etc.) :

‘« Je suis revenu en France, j’ai soutenu fin 98 mon mémoire, j’ai eu du mal à me remettre parce qu’il fallait que je passe le concours pour devenir enseignant. C’était prévu, c’est clair qu’il fallait que je passe le concours après parce qu’avec une maîtrise, en France, à part l’enseignement tu n’as rien. En sciences humaines, je parle » (Stéphane, 27 ans, Français).’

Il s’agit ici d’étudiants inscrits dans une filière de formation débouchant sur des professions « nationales » telles que l’enseignement, le journalisme, le droit, etc. ou d’individus faiblement dotés en capital spatial initial. Les difficultés éprouvées à l’étranger à se détacher de leurs liens sociaux primaires ou la prise de conscience que leur proximité est fondamentale peut alors intervenir dans l’intention affirmée de revenir et de ne pas repartir :

‘« C’était surtout sur le plan… dans ma vie, j’ai des amitiés très, très fortes, j’ai des liens très, très forts. J’ai pas beaucoup d’amis mais les personnes que j’ai autour de moi c’est des liens très, très forts. Je me disais, j’en ai besoin de mes amis, j’ai besoin que ce soit profond et j’établie pas ce lien facilement » (Geneviève, 25 ans, Québécoise). ’

Pour d’autres qui ont eu l’envie de prolonger le séjour dans le pays d’accueil ou de repartir à nouveau à l’étranger, ils rentrent néanmoins au pays au terme de la période prévue et, pour diverses raisons, y restent finalement. La crainte que le diplôme étranger ne soit pas reconnu sur le marché du travail de la société d’origine, comme l’explique cette jeune femme, est une première explication de sa décision de revenir en France :

‘« Donc je me suis dit "pourquoi pas rester…". Après je me suis bien rendue compte quand même que les études étaient bien différentes et j’avais peur de ne pas réussir à m’adapter dans ce système différent. Et la longueur, si tu veux, du diplôme par rapport à la France... Alors après j’ai réalisé, je me suis dit « tu rentres, tu finis ton année, après tu pourras travailler ». Là je n’étais pas sûre que même si j’avais un diplôme italien qu’il serait validé en France derrière, tu vois, qu’est-ce que je pourrai en faire vraiment et combien de temps j’allais mettre pour l’avoir. Ça aurait été un peu compliqué. C’était plus simple de rentrer, de finir en France, et puis après éventuellement peut-être de revenir s’installer en Italie, je ne sais pas » (Annamaria, 28 ans, Française).’

D’autres jeunes qui auraient aimé repartir à l’étranger à la suite de leur séjour sont amenés à réajuster leurs plans étant donné l’absence d’une structure organisationnelle et financière leur permettant de le faire.

‘« Là je voulais repartir faire un stage au Canada. Mais on n’a pas pu le faire parce qu’en fait, pour avoir le financement pour partir, il faut que l’école soit conventionnée… […] Vu qu’on avait déjà bénéficié de la bourse de la Région une fois, on n’a pas pu » (Samy, 28 ans, Français). ’

D’autres, enfin, finissent par s’installer dans la société d’origine après avoir obtenu un poste qualifié. Ceux-là sont positivement engagés dans leur travail, ils se sont réinsérés dans un réseau de liens forts, ils se rendent « compte que finalement la vie est belle ici » (Alexandre, 31 ans, Québécois), ils apprécient leur cadre de vie et disent ne pas avoir l’énergie de recommencer une vie à l’étranger :

‘« Maintenant, vivre à l’étranger, là tout de suite je n’en ai pas du tout envie. J’adore Paris, la vie que j’y mène, les conditions sociales et financières que j’ai qui me permettent d’en profiter, d’aller au théâtre, au cinoche, aux concerts, d’aller dans des resto et de faire la fête tout le temps, d’être dans un environnement culturel. Cette ville me plaît et je n’ai pas l’énergie de me vendre. Quand tu es à l’étranger, il faut se vendre. Moi j’imagine assez une vie à Paris. Je suis assez citadin » (Cantin, 28 ans, Français).’

Un ensemble de facteurs endogènes et exogènes au parcours du jeune contribue donc à concentrer ses engagements sociaux et professionnels sur l’espace d’origine pour ainsi produire des carrières unispatiales d’insertion professionnelle.

Dans les carrières de ce type, la transition au monde du travail se fait de manière différenciée selon les domaines professionnels. Toutefois, les expériences de travail semblent s’enchaîner et s’accumuler de façon continue et plus ou moins cohérente jusqu’à l’obtention d’un poste stable. Certains jeunes Français qui se dirigent vers l’enseignement admettent avoir vécu le CAPES péniblement et que l’expérience du séjour à l’étranger l’année précédente ne fut pas étrangère à leurs difficultés.

‘« Oui! Le CAPES d’histoire! Et ça a été horrible, ça a été une année très difficile. Parce que sortir d’une année, d’une année insouciante, en fait, peut-être la seule année un peu insouciante et de me replonger dans quelque chose de très scolaire avec beaucoup de stress, moi je suis quelqu’un d’assez stressé de nature, surtout pour les études, et puis des rivalités… parce que c’est un concours. Là, ça n’a vraiment pas été facile. Surtout, me remettre au boulot, quoi » (Anne-Marie, 28 ans, Française).’

Parmi les quatre enquêtés qui ont préparé le CAPES à leur retour de l’étranger, deux l’ont repris trois fois et les deux autres ont abandonné leurs aspirations à devenir enseignant au bout de deux échecs 240 . Les jeunes concernés vivent cette période comme une épreuve –« après il y a une sorte de psychose et de syndrome de l’échec qui s’installent en soi » (Stéphane, 27 ans, Français) – jusqu’à ce que, pour ceux qui se rendent jusqu’au bout, ils soient enfin reçus. Au moment où nous l’avons rencontrée, la jeune femme citée à l’instant venait d’expérimenter sa première année en tant qu’enseignante et disait « adorer » son métier.

D’autres jeunes inscrits dans d’autres domaines de formation cumulent des stages et des contrats à durée déterminée pendant quelques mois, mais ces expériences sont ordonnées autour d’un engagement professionnel relativement bien défini. Les connaissances et les compétences acquises ne sont pas dispersées, elles présentent une certaine continuité et finissent par obtenir une sanction positive sur les marchés du travail. Dans certains cas, la transition se fait progressivement, du stage de formation au poste permanent, en passant par le contrat à durée déterminée.

Dans les domaines où la conjoncture économique offre des débouchés professionnels et pour ceux des enquêtés qui possèdent des diplômes de haut niveau, les démarches de recherche d’emploi paraissent si bien aller de soi que certains sont embauchés avant même la fin de leur période de formation. C’est le cas de cette Québécoise en doctorat d’économie aux États-Unis, laquelle rentre au Québec avec une offre d’emploi en poche.

‘« Le milieu de l’économie, l’économie c’est très rationnel. Il y a un marché. Il y a la demande et l’offre. Il y a eu des conférences en janvier où tout le monde va. Tous les employeurs, les chercheurs. Les universités canadiennes y vont, les universités étrangères y vont… Ça change à chaque année. Donc c’est un système très organisé, ce qui fait que tout le monde sait que c’est à partir de telle date que les annonces vont sortir, il y a un site Web où toutes les annonces sortent. Toutes les annonces sont à peu près toutes à la même date de clôture pour fermer les dossiers, à peu près toute à la même date ils vont t’appeler pour te convoquer en entrevue et tu sais que ça va être à telle date les entrevues. C’est super organisé. Et puis, c’est sûr que c’est beaucoup de l’emploi académique mais il y a beaucoup d’autres employeurs qui y vont. Des grosses firmes de consultants qui y vont… c’est vraiment gros. J’ai donc passé à travers le processus » (Justine, 31 ans, Québécoise).’

En somme, les jeunes en carrière unispatiale d’insertion professionnelle arrivent assez tôt, dans leur processus de socialisation professionnelle, à privilégier une activité principale. Les engagements dans d’autres espaces sociaux et spatiaux occupent une place secondaire ou sont étroitement liés à cette activité principale, ce qui facilite la transposition des savoirs et des compétences. Dans ce cadre, l’expérience d’études à l’étranger constitue une stratégie d’accumulation des rôles et des ressources en vue de faciliter l’insertion professionnelle.

Notes
240.

Comme la préparation du CAPES s’échelonne sur une année, cela signifie que ces jeunes ont consacré trois ans à ce concours.