4.1 De l’expérimentation aux engagements « désordonnés »

Deux cas de figures, l’un vécu sur un mode positif et l’autre sur un mode négatif, peuvent illustrer les carrières de type aléatoire. Dans le premier, les acteurs ont le désir affiché, conscient et revendiqué de différer leurs engagements professionnels et de s’inscrire temporairement dans un mode de vie caractérisé par la mobilité spatiale. La formation et le travail ne constituent pas, pour l’instant, des activités primordiales de réalisation. On s’instruit pour s’enrichir personnellement et on travaille parce qu’il faut bien vivre. Et, surtout, on s’adonne à ces activités et on mobilise les ressources auxquelles elles donnent accès en vue de repartir à nouveau à l’étranger. Certains de ces individus ont le loisir de se consacrer à leurs intérêts, multiples, grâce à la position socioprofessionnelle privilégiée de leurs parents. D’autres, moins favorisés, optent délibérément pour des formes d’emploi qui ne les enferment pas localement et choisissent de ne pas s’attacher aux choses matérielles, cela afin d’être en mesure de voyager.

‘« Et oui, c’est vrai que c’est pas facile parce que justement, l’angoisse du CDI, surtout ne pas être piégée. Bon après, tu peux toujours démissionner. Si tu achètes une maison, tu peux toujours la revendre, mais c’est toujours des petits obstacles, même s’ils ne sont pas infranchissables, qui te font hésiter et moi j’ai envie d’être disponible tout le temps, quasiment. C’est surtout le fait de ne pas avoir de temps. De ne pas pouvoir partir quand t’as envie de partir. C’est vraiment le trop oppressant, étouffant » 246 .’

Cette jeune femme, rencontrée lors de notre recherche de DEA, devient à la suite de nombreux séjours à l’étranger – dont l’un en Inde dans le cadre de ses études de DEA – accompagnatrice de voyageurs pour une agence spécialisée dans le tourisme responsable. Elle s’est composé un mode de vie où s’articulent des périodes de sédentarité et de nomadisme. Dans le cas présent, les engagements professionnels et sociaux dans la société d’origine sont voulus fluides et temporaires, même si en contrepartie les jeunes doivent accepter une certaine insécurité économique. Ce qui prime, c’est la recherche d’expérimentations, l’intensité de la vie et la découverte de soi à travers ce qu’ils appellent « l’aventure humaine ». Cette forme de carrière où les engagements sociaux sont nombreux et se dispersent dans un espace international multipolaire est généralement voulue temporaire, pour une période de trois à cinq années. Les individus correspondants, qui savent gérer l’incertitude, laissent toutefois place à l’imprévu.

Dans le second cas de figure rencontré, les individus sont en position de tension, voire de fragilité. Ils vivent des complications sentimentales, ils connaissent des conflits familiaux, ils subissent des accidents biographiques, telle la maladie, qui interfèrent avec leurs intentions professionnelles initiales, non sans provoquer une distension entre les aspirations personnelles et des assignations à des rôles qu’ils refusent. Parfois, c’est la dispersion même des activités spatialisées et des expériences interculturelles qui nourrit la confusion chez des individus déjà en proie à des questionnements existentiels et à l’incertitude quant à leur avenir professionnel et à leur futur rôle dans la société. Ces jeunes « cherchent leur place ».

‘« Je pense que j’ai découvert que je ne savais pas quoi faire de ma vie! En fait, à chaque fois que je voyage je me dis "enfin un voyage qui va me dire, qui va me donner une direction" et à chaque fois que je reviens c’est… au lieu de me donner une direction, ça m’ouvre d’autres portes! […] Ça m’apporte beaucoup, j’adore ça, mais à long terme, je n’ai jamais réussi à m’intégrer au niveau emploi. Ça me donne toujours envie de partir encore. C’est sûr que ça me donne des habiletés. J’ai une bonne capacité d’adaptation, je parle pratiquement quatre langues… Concrètement, ça ne m’a pas donné un sens à ce que je vais faire comme travail » (Julie, 25 ans, Québécoise).’

Certains, au fil de leurs pérégrinations, se détachent peu à peu de leurs engagements dans la société d’origine. L’accroissement d’un capital spatial n’est donc pas garant de l’accumulation de ressources sociales : la dispersion spatiale et temporelle du réseau peut mener à son inanition s’il n’est pas entretenu. Aussi, certains jeunes qui sont partis à de nombreuses reprises et pour une longue période vivent-ils leur(s) retour(s) dans la douleur : ils se sentent seuls et isolés dans un environnement social et culturel qui est ou devrait pourtant être le leur.

‘« J’ai beaucoup de mes meilleurs amis qui sont pas des Québécois, tu sais j’ai des bons amis ici aussi, mais je me dis que probablement, je vais peut-être finir ailleurs. Mes vieux amis du secondaire, ils sont tous en appart avec leur chum, ils travaillent, je suis revenue d’Autriche et j’ai vraiment trouvé ça dur. Je ne me sens vraiment pas à ma place » (Laurie, 24 ans, Québécoise).’

Enfin, d’autres qui sont en emploi ou en recherche d’emploi n’hésitent pas à exprimer leur déception à l’égard de ce qu’ils ressentent comme une dénégation de leurs qualifications et des expériences acquises à l’étranger. Ils ont l’impression que les acteurs institutionnels (employeur, ANPE, etc.) avec lesquels ils entrent en interaction lors de leurs recherches d’emploi les suspectent d’être instables ou, lorsqu’ils sont sur le marché du travail, que leurs expériences antérieures sont dénigrées : « Ils sont du style à me dire « ici c’est pas l’Australie ». Ou « Lyon, c’est pas Sydney » » (Florence, 27 ans, Française). Ce manque de reconnaissance rencontré dans le monde du travail semble dépendre des caractéristiques du secteur professionnel (lorsque sa vocation est plutôt locale et ne nécessite pas des compétences « internationales »), et du contexte situationnel (employeur peu ouvert à l’étranger, collègues manifestant un certain ethnocentrisme, etc.).

Les individus qui ont une carrière de type multispatial aléatoire enchaînent les emplois précaires sans que ceux-ci ne semblent vouloir conduire vers l’obtention d’un poste répondant à leurs aspirations. C’est le cas de cette jeune française qui, après avoir tenté en vain le CAPES en géographie-histoire, prépare un concours de DESS en tourisme qu’elle n’obtient finalement pas malgré une expérience dans ce domaine réalisée aux Iles Baléares. Au moment où nous l’avons rencontrée, elle enchaîne les petits boulots et s’apprête à faire le CAPES pour le cours de professorat tout en disant se chercher un emploi :

‘« J’avais préparé un concours pour passer un DESS de tourisme et donc j’ai pas été acceptée et je me suis dit "il faut absolument que je trouve un travail", parce que j’avais plus d’études, plus de but en vue. […] Je suis au chômage maintenant, mais j’ai accepté, je travaille aux Galeries Lafayette, je fais des remplacements, je travaille au rayon des lingeries. Et je me suis inscrite pour le CAPES cette fois-ci pour préparer le cours de professorat. Donc voilà, j’ai fait ça, j’ai travaillé un peu, j’ai travaillé dans une banque, pendant quatre mois. Je suis un petit peu précaire mais bon, je travaille un petit peu partout, là où ça m’intéresse, et puis voilà, quoi. Et puis ça m’a amenée au CAPES, donc c’était l’année dernière. Et puis cette année, je cherche du boulot » (Lisa, 24 ans, Française).’

Notes
246.

Garneau (2001 : 101).