4.2 Le capital spatial comme contrainte

L’ensemble de ces situations (troubles personnels, incertitude quant à l’avenir professionnel, assignation à un lieu et à des rôles refusés, détachement et solitude, sentiment d’un manque de reconnaissance sur les marchés du travail), tendent alors à faire de l’étranger un objet fantasmagorique. Les liens développés dans d’autres pays apparaissent plus sincères, l’avenir semble plus prometteur sous d’autres cieux, les rôles joués à l’étranger correspondent davantage aux attentes, etc. Les enquêtés qui répondent à ce type de carrière ont entamé des démarches afin de repartir à l’étranger. Ici, nous pouvons soulever l’hypothèse que le système d’éducation québécois facilite ces appropriations répétées d’expériences internationales qui sont toutefois susceptibles, à terme, de ralentir le rythme des études 247 . Pour des jeunes déjà fort pourvus en expériences de mobilité internationale, l’expérimentation d’un retour difficile et l’incapacité de se réinscrire dans des rôles souhaités au pays d’origine les exhortent à repartir, ce qui risque de les inscrire toujours plus profondément dans une multispatialité et une pluriactivité dispersées qu’ils n’ont pas forcément choisies, du moins pas de cette manière. Le capital spatial peut devenir une contrainte quand l’individu spatialise ses problèmes et fait de toute forme de mobilité à l’étranger une solution. La multiplication précipitée et désordonnée des séjours à l’étranger, lorsque ceux-ci ne tendent pas vers la conversion des savoirs personnels en compétences professionnelles, mène en effet à la dispersion des ressources et à une sorte de fuite en avant. Nous pouvons imaginer qu’une carrière multispatiale aléatoire d’abord vécue sur un mode constructif, c’est-à-dire comme une expérience juvénile de construction de soi, par tâtonnements, peut avoir des conséquences négatives si elle entraîne le jeune vers une sortie prématurée du système scolaire ou vers un désengagement et un détachement toujours renforcé 248 .

Les carrières de type multispatial aléatoire dévoilent la rencontre de jeunes au volume de capital spatial élevé avec un marché du travail offrant un inventaire de rôles relativement restreint dans leur filière de formation. Lorsque, en plus, ils sont aux prises avec certains problèmes relationnels et des difficultés marquées de définition identitaire, ces conditions s’entrelacent pour interférer sur le processus de socialisation professionnelle. Partir de nouveau, quand la circulation dans des espaces étrangers est l’un des moments où se révèlent le mieux leurs savoirs, apparaît alors aux yeux du jeune comme la solution la plus viable.

Notes
247.

Le ralentissement des études n’est pas forcément approuvé socialement, comme le laisse entendre cette jeune Québécoise dont les départs répétés à l’étranger rencontrent l’opposition de sa mère : « Oui, elle sait que j’ai un copain [brésilien], ça a été le gros duel avec elle quand je suis revenue. Elle trouvait justement que je manquais… tu sais, quand je suis revenue j’ai pas dit "il faut que je retourne aux études", j’étais vraiment léthargique, je ne savais pas quoi faire. Ça, ça l’a traumatisée un peu, ça me traumatisait aussi, et ça me traumatisait qu’elle soit traumatisée! De voir qu’elle était déçue, aussi. De voir que j’avais pas de but. Je pense que ça va dépendre de comment je lui dis [partir au Brésil]. Si je lui dit "écoute j’y vais et on fait tel projet", là ça ne lui dérangera pas. Mais si je lui dis que j’y vais pour les vacances elle va dire "ah! mon Dieu!" » (Julie, 25 ans, Québécoise).

248.

Cela n’a pas été observé parmi nos enquêtés. Les propos de ce jeune homme rencontré lors de notre étude de DEA expriment toutefois les craintes qu’il a eues, au fur et à mesure de ses missions d’aide humanitaire et de ses retours au pays, de se désaffilier toujours plus sérieusement de sa société d’origine : « J’avais 25 ans, j’allais sur mes 26. J’allais sur mes 26 ans. Et tu vois, j’avais cette idée quand même bien en tête, "j’ai besoin d’être près de mes amis"… Parce que tu vois la première année, comme je t’ai dis, ça passe vite et tout, après tu sens l’éloignement. Tu sens que les gens vivent, quoi, les gens ne t’attendent pas, ils se passent de toi, toi tu te passes d’eux, et quand tu rentres t’as pas de place. Enfin, pas que t’as pas de place : les gens sont là mais, comment dire, les gens te voient un peu comme ils vont au cinéma. Tu sais, ils te voient deux heures c’est bien, tu leur racontes tes trucs. […] Donc tu vois, tu te retrouves un peu dans ce décalage. Et je me suis dit, tu vois, sentant un peu ça, je me suis dit "si je repars encore et encore, quand je reviendrai ce sera toujours une fuite. C’est-à-dire que je ne vais plus repartir parce que c’est une envie, parce que c’est une vocation, mais parce que je ne saurai plus faire rien d’autre, j’ai pas eu d’expérience professionnelle avant, importante que je pourrais valoriser, et donc je me retrouverai forcément en décalage et après je vais vouloir revenir en France, avec la volonté de revenir en France, et avec l’incapacité de revenir parce que je serai complètement marginalisé". Donc je prends conscience de ça et je me dis que c’est ma dernière mission. Et c’est ce que j’ai fait » (Garneau, 2001). Nous pouvons penser que les carrières multispatiales peuvent se cristalliser en un mode de vie nomade plus ou moins bien vécu subjectivement selon qu’il est choisi et selon le degré de solitude dans laquelle il plonge l’individu.