5.1 La mobilité internationale et la perte des ressources

Comme dans le cas des carrières multispatiales aléatoires, les causes de cette discontinuité des activités dans le temps et dans l’espace sont multiples et résultent de l’interaction des acteurs sociaux avec les structures institutionnelles et structurelles. Certains individus encombrés de problèmes personnels (désordres amoureux, conflits familiaux, angoisse quant à l’avenir, etc.) réagissent difficilement au changement d’espace socioculturel, notamment au retour dans la société d’origine. Pour eux, l’expérience à l’étranger correspondait à un moment de répit pendant lequel tout était possible. Le retour signifie la fin d’un rêve et désoriente, comme l’explique cette jeune femme :

‘« Ça a été tellement un moment intense… je me rappelle, tu sais il y a les ponts du Vieux-Lyon qui touchent à la presqu’île et des fois je m’arrêtais, je regardais la Croix-Rousse et je me disais, "mais je suis ici, je l’ai fait, j’ai travaillé pour ça, et je suis bien là-dedans…" Quand tu reviens ici, c’est un peu plus déstabilisant. "Qu’est-ce que tu fais", c’est quoi mon but. Veut, veut pas, je suis toujours un peu à la recherche de ce projet-là depuis, et que je n’ai pas retrouvé, en fait » (Chantal, 22 ans, Québécoise). ’

Toutes les énergies et les efforts cognitifs sont alors concentrés autour de l’idée de repartir dans la société qui les a accueillis, ce qui les freine dans leurs engagements sociaux : « C’est clair que je l’ai mal vécu. Pendant une année après que je suis revenu, tout ce que j’avais en tête c’était de repartir en France. […] J’ai pas bien réussi mes examens » (Marc, 23 ans, Québécois). Parallèlement, ils doutent de la pertinence de cette seconde expérience : on souhaite y retourner mais on pressent que l’intensité de l’enjeu ne sera pas le même. À l’instar des jeunes qui développent une carrière aléatoire, l’ailleurs est fantasmé. La sur-idéalisation de l’expérience passée se joint au manque de ressources pour freiner la mise en route de projets (de formation, de carrière professionnelle…), que ceux-ci soient dans la société d’origine ou impliquent un second départ. Cette nostalgie est d’autant plus paralysante que l’individu rencontre des obstacles de réinsertion à son retour. C’est le cas de la jeune femme précédente, pour laquelle le retour au Québec coïncide avec une rupture amoureuse, la séparation de ses parents et la dépression de sa mère, mais aussi avec le fait que les crédits des cours effectués en France ne lui sont pas tous accordés. Elle laissera en plan ses études de baccalauréat même si, au moment de l’entretien, elle n’a pas abandonné l’idée de les reprendre. Dans ce cas-ci, l’appropriation de l’espace au cours des études à l’étranger n’a pas eu d’effet accroissant sur les autres formes de capitaux. Au contraire, nous pouvons considérer qu’il s’est soldé par la diminution du volume de capital scolaire.

Le renforcement du capital spatial dans l’objectif d’acquérir de nouvelles compétences professionnelles peut également entraîner la perte non souhaitée de ressources économiques. Le jeune Québécois suivant, qui choisit de prolonger son séjour en France d’une année, ne parvient pas pour diverses raisons à prouver son statut d’étudiant à temps plein auprès du programme des Prêts et bourses du Québec. Les intérêts du prêt, en conformité avec les conditions de l’accord des prêts, commencent donc à s’accumuler alors qu’il est toujours étudiant à Paris, là où le coût de la vie n’est pas le moindre. Lorsqu’il revient, non seulement est-il fortement endetté, mais l’université d’origine ne lui reconnaît pas les cours effectués en France. Cette situation n’est pas sans conséquence sur la suite de sa carrière dans la mesure où il n’arrive pas à décrocher un emploi salarié sans son diplôme et où les démarches pour mettre sur pied son entreprise personnelle sont ralenties par la nécessité qu’il a de travailler afin de rembourser ses dettes d’études. Cinq ans après son retour, il occupe toujours, parallèlement à son entreprise à laquelle il consacre les soirs et les week-ends, un emploi à statut précaire qui n’est pas lié à son domaine de formation :

‘« Je suis technicien pour des photocopieurs à l’université. C’est relativement bien payé. Ça pourrait être mieux. Je suis temporaire, je suis juste en remplacement. Mais ils renouvellent chaque trois mois. […] Pour l’instant c’est plus au niveau, je cherche un peu plus la stabilité. Quand je suis revenu j’avais un rendement, j’avais vraiment tout ça à récupérer au niveau des Prêts et bourses, les dettes que j’avais accumulées. Il y avait beaucoup d’instabilité, j’arrivais, pas d’emploi, pas de logement, seulement des dettes. Là ça s’est stabilisé un peu plus. Il y a encore des choses à payer mais ça, ça fait partie de la routine ! Mais non, ça s’est beaucoup stabilisé » (David, 35 ans, Québécois).’

Ce jeune homme n’est pas un cas unique puisque d’autres enquêtés sont également aux prises avec des dettes financières accumulées lors de leur séjour académique à l’étranger :

‘« Je me suis endetté. Je me suis vraiment endetté. Je te disais que j’ai fini mon premier bacc avec aucune dette, j’ai terminé mon programme en architecture avec… avec beaucoup de dettes. J’ai fini avec 35 000$, quand même. Aujourd’hui, tu vois, je le paye encore. Des fois je me dis "merde, là je paye pour 10 ans…" Je ne suis pas retourné en voyage pratiquement depuis que je suis rentré parce que je n’ai pas les moyens. Je suis allé des week-ends à New York, mais jamais des voyages de trois semaines, un mois. Des fois je me dis "j’étais vraiment inconscient, ou quoi?" […] C’est dur, j’arrive pas vraiment à me mettre de l’argent de côté pour partir en voyage. Par rapport à ça, des fois j’ai des downs » (Yann, 31 ans, Québécois). ’