5.2 La dispersion des engagements sociaux

Pour d’autres jeunes, la remise en question soudaine de leurs études et de leurs futurs engagements professionnels et la conjonction d’événements dans leur vie personnelle provoquent l’enchaînement d’activités inachevées et discontinues. La jeune Française suivante, qui faisait des études en langue, littérature et civilisation italiennes, ne remet finalement pas son mémoire de maîtrise. Elle explique comment, peu à peu, elle s’est détournée de son domaine de formation pour occuper un poste de salariée qui n’est pas lié à ses connaissances acquises durant ses études et son séjour à l’étranger :

‘« Je ne l’ai pas rendu cette année-là, j’avais décidé de le rendre l’année d’après, l’année où je passais le CAPES. Et en fait j’ai rencontré mon ami, on a décidé que ce serait lui qui aurait rédigé sur ordinateur mon mémoire. Moi je l’aurais fait et lui l’aurait rédigé. Et puis toute l’année j’ai fait des stages au lycée, en collège, pour être prof. Et plus l’année passait, plus je me disais "mais c’est pas du tout le métier que je veux faire, je ne veux pas être prof, c’est vraiment pas ça". Donc le mémoire, je le continuais tant bien que mal, etc. Ça n’avait rien à voir avec le métier mais en même temps je voulais arrêter les études, j’en avais vraiment ras-le-bol. Et puis alors arrivé au mois de juillet, j’avais fait à peu près les trois-quarts, et puis on ne l’a jamais rédigé sur ordinateur et puis je ne l’ai jamais rendu. Voilà. Et puis j’ai arrêté les études. Et puis voilà, je ne l’ai pas rendu, je ne le regrette pas parce que maintenant j’ai complètement arrêté. Et puis je ne fais plus du tout d’italien, même dans mon boulot, etc. J’ai entrepris de donner des cours en tant que bénévole d’italien et puis j’ai accouché trop tôt. Enfin, il est venu cinq semaines en avance et ça m’a tout… ça a tout arrêté parce qu’on a eu des difficultés au départ et tout pour s’occuper de lui. C’est dommage, j’avais entrepris ça l’année dernière, et puis je trouvais ça vraiment super » (Marguerite, 28 ans, Française). ’

Les acteurs sociaux dont la carrière correspond à ce type se retrouvent en situation de précarité sur le marché du travail. Les jeunes enchaînent les périodes d’activité et de chômage, les petits boulots et les emplois instables. Si le séjour d’études à l’étranger ne provoque pas la diminution des ressources, il n’est pas rentabilisé sur le marché du travail.

‘« La troisième année où j’ai passé le concours parce que je l’ai fait trois fois. Si tu veux, quand j’ai échoué l’oral j’étais un peu dégoûtée. Et progressivement j’ai quand même cherché autre chose même si je n’étais pas encore tout à fait prête à complètement changer de voie. Quand j’ai échoué la troisième fois, je ne suis même pas allée à l’oral, j’ai dit "allez hop, on arrête". J’ai une amie qui avait fait histoire aussi, qui avait fait une année avant une formation en ressources humaines, donc j’ai fait ça pendant un an, avec un stage. […] J’ai terminé en septembre. Ensuite, tout de suite après j’ai trouvé un boulot en assistante-formation. Et depuis mars, je recherche un emploi dans le même domaine. J’ai fait quelques entretiens, mais pas tellement parce que c’est un peu bouché en ce moment, c’est un peu dur. Là j’ai passé un entretien à Handicap international, pour une assistante-formation, donc j’attends les réponses bientôt avec un peu d’angoisse parce que ça me plairait bien de travailler pour eux. Mais là, tu vois, il fallait l’anglais » (Juliette, 27 ans, Française).’

Dans les carrières unispatiales précaires, la répétition d’expériences négatives et discontinues contraint les jeunes à emprunter des directions qu’ils n’ont pas choisies. La nécessité d’assumer les besoins de leur vie matérielle les force à occuper d’urgence un emploi rémunéré, ce qui prévient l’accumulation d’expériences professionnelles en lien avec leur formation, voire la poursuite de leurs études. Pour les autres qui obtiennent leur titre scolaire et qui ont accès à des ressources dont ils peuvent faire usage au cours de leur travail de réinsertion dans la société d’origine (aide monétaire parentale, accès à l’information pour la recherche d’emploi, etc.), le processus de transition sur le marché du travail est ressenti moins péniblement. Néanmoins, le décalage entre ce à quoi ils aspirent et l’état de captivité économique et spatiale dans lequel ils se sentent engagés s’exprime en véritable tension identitaire.

Comme dans les carrières multispatiales aléatoires, les acteurs sociaux rencontrent ici des difficultés à faire valoir les qualifications acquises à l’université ainsi qu’à travers l’expérience de mobilité étudiante internationale. Un domaine d’études qui n’est pas lié à l’international, de faibles débouchés professionnels dans leur domaine de formation, des complications administratives relatives à la faiblesse d’encadrement de leur échange universitaire ainsi qu’un faible volume de capital spatial qui ne leur permet pas de parer à ce type d’obstacles et, enfin, l’enchaînement d’épreuves personnelles s’entremêlent pour prévenir l’organisation des activités autour d’un engagement professionnel et la rentabilisation du séjour à l’étranger sur le marché du travail.

Pour conclure, soulignons d’abord que le phénomène de la mobilité internationale des jeunes en général et des étudiants en particulier implique une forte dimension subjective qui semble parfois sous-estimée par les acteurs institutionnels de la mobilité. Les motivations au départ sont complexes et impliquent des éléments qui ont trait à la fois aux identités sociales et professionnelles et aux identités personnelles. Ces motivations ont leurs incidences sur la manière dont les rôles et les engagements envers l’Autre différent culturellement, mais aussi envers ceux restés au pays, seront vécus, négociés et réagencés. De même, l’ensemble des activités dans lesquelles le jeune s’inscrit à l’étranger et la reformulation des représentations qu’il a de lui-même et des autres interviennent sur la façon de vivre le retour : des histoires d’amour prennent naissance à l’étranger et interfèrent sur la suite de la carrière scolaire; la carrière spatiale entraîne des renégociations du rapport à soi qui ont leurs effets sur le processus ultérieur de socialisation professionnelle; des conflits familiaux influencent la direction prise par la carrière spatiale et scolaire, etc. Parallèlement à ces facteurs internes, les étudiants qui vivent des séquences de mobilité internationale voient leurs expériences déterminées en partie par les conditions du système d’éducation, les dispositifs institutionnels de mobilité, l’inventaire des rôles professionnels disponibles sur le marché du travail dans leur domaine, etc. Le degré de rentabilité des actions spatiales dans les sphères de l’éducation et du travail est tributaire de ces structures de contraintes et d’opportunités d’une part, et des ressources des jeunes et de leur famille d’autre part. L’action conjointe des niveaux macro et microsociologiques de la réalité sociale présente des formes différenciées d’accumulation de ressources dans la mobilité internationale et de transferts de compétences vers le monde du travail. C’est ainsi que nous avons vu se dessiner la typologie des carrières spatiales et des socialisations professionnelles des jeunes.

Cela étant dit, les quelques différences relevées entre les sociétés française et québécoise ne doivent pas nous conduire à trancher sur la supériorité de l’un ou l’autre de ces contextes sociétaux quant au phénomène de la mobilité étudiante internationale. Là où l’institutionnalisation de la mobilité étudiante internationale est fortement prononcée, comme en région Rhône-Alpes, l’encadrement et le soutien offerts favorisent la massification de l’accès à l’espace international. En même temps, les accords d’échange interuniversitaire en vertu desquels sont réalisés les séjours peuvent être limités et s’offrir comme une contrainte sur le choix de destination de l’individu qui aspire investir un espace social étranger particulier. Dans une société comme le Québec, où le système d’éducation n’exerce pas une sévère régulation des temps de déroulement des cursus scolaires, les possibilités de cumuler des expériences internationales diversifiées apparaissent facilitées pour les étudiants. Néanmoins, cette opportunité institutionnelle relative quant au choix des pays de destination, de la durée des séjours et des formes de mobilité réalisées peut aussi, chez certains, encourager l’éparpillement des engagements et des ressources. Le but visé par la méthode de la comparaison internationale n’est pas d’hiérarchiser les sociétés comparées mais de mettre en relief, pour mieux comprendre le phénomène, les structures sociales qui interviennent dans sa construction.

De plus, la typologie ainsi construite n’a pas pour but de classifier les actions sociales. Le vécu des individus ne se résume pas à un idéaltype. Il est plus juste d’affirmer que les jeunes se rapprochent davantage de l’un ou l’autre type selon les phases de leur existence. En vérité, plusieurs des personnes que nous avons rencontrées présentent des expériences vécues qui oscillent entre deux, voire trois types de carrière. Des jeunes qui s’inscrivent pendant un moment dans une carrière unispatiale précaire parviennent à accumuler les ressources nécessaires et à organiser leur répertoire de rôles de manière à s’insérer professionnellement dans leur société. D’autres qui ont connu une carrière unispatiale d’insertion professionnelle obtiennent un emploi qui les propulse dans une carrière professionnelle de type multispatial intégré. Enfin, d’autres qui ont traversé une séquence d’activités aléatoires finissent par perdre certaines ressources qui les font glisser vers une carrière unispatiale précaire. Les étapes du parcours biographique (la sortie de l’école, la mise en couple, l’arrivée d’un enfant), les aléas de l’existence (la maladie, la perte d’un proche, etc.) et l’évolution des conditions macro sociales dans lesquelles s’inscrivent les carrières, transportent leur lot de possibilités et d’obstacles qui amènent les individus à réinterpréter leur situation et leurs aspirations, à renégocier certains rôles et à revoir leur rapport à l’espace.

La typologie des carrières spatiales et des socialisations professionnelles présentée ici doit être abordée comme une grille de lecture susceptible de rendre intelligible la manière dont les individus s’approprient l’espace international dans des conditions économiques de bouleversements des modes d’organisation du travail et dans des contextes politiques qui agissent sur le rapport réel et symbolique des populations à l’espace. Elle nous paraît être suffisamment abstraite pour s’extraire de l’objet empirique circonscrit à partir duquel elle a été élaborée et être transposée à d’autres échelles spatiales et à d’autres catégories d’acteurs sociaux actuellement mobiles à l’échelle internationale. Une « analyse typologique est un moment d’une démarche, destiné à être dépassé. C’est alors un instrument utile qui nourrit une interrogation que l’enquête et la critique des enquêtes et de leurs résultats renouvellent » (Schnapper, 1999 : 104).