Introduction : Pratiques « traditionnelles », sociétés « modernes »

1) Un sacrifice dans les Balkans

Un rituel transversal dans des sociétés plurielles

A celui qui, comme c’est mon cas en 1995, découvre la Bulgarie avec un œil anthropologique, l’un des traits frappants du kourban est sa large extension dans le paysage festif et célébratif du pays, notamment dans sa partie sud – entendons au sud de la Stara Planina, la chaîne montagneuse qui traverse le pays d’ouest en d’est, et que l’on appelle aussi le Balkan. On a de fortes chances, se promenant en été en Bulgarie dans les villages de Macédoine 1 , des Rhodopes ou de Strandja (région montagneuse aux confins de la Bulgarie et de la Turquie), d’assister et pour peu qu’on manifeste un certain intérêt, de se voir invité à l’un de ces rassemblements, souvent bigarrés et joyeux. Dans les régions où il est pratiqué, le rituel fait partie intégrante de la vie festive villageoise, mais aussi bien souvent de petites villes voire de villes moyennes.

On comprend rapidement que le terme kourban désigne le sacrifice d’une offrande animale, mais aussi le repas sacrificiel, l’offrande elle-même, et enfin la fête qui entoure le rituel 2 . En Bulgarie, cet épisode rituel « participe à tous les registres du système rituel, et souvent au plus haut niveau : rites saisonniers agraires et pastoraux, rites des corporations artisanales, rites de construction/fondation, pratiques de guérison, rites familiaux » (Popova, 1995 : 147). On apprend aussi que le kourban est une pratique rituelle fort répandue dans les Balkans, tant dans les populations chrétiennes que musulmanes.

Dès lors que l’on se penche sur cette pratique rituelle, on ouvre un dossier anthropologique aussi documenté que complexe : celui du sacrifice. L’un des premiers éclairages historiques, l’un des champs de recherche dans lequel nous puisons spontanément, est certainement celui du sacrifice dans le contexte de l’Antiquité grecque. Ne lit-on pas, dans un ouvrage célèbre sur La cuisine du sacrifice (Détienne et Vernant, 1979), qu’en Grèce, « la mise à mort publique d’un animal domestique, suivie de la consommation réglée des viandes, dans le cadre du culte populaire orthodoxe, constitue apparemment un rite étrange, qui se déroule cependant encore aujourd’hui » (Georgoudi, 1979 : 272) ?

Cette découverte, qui fascine et interroge l’helléniste 3 , est-elle d’un grand secours pour saisir ce que l’on fait en 2006, dans tel village du massif de Rila en Bulgarie, lorsque l’on fait un kourban ? On peut tout à la fois le croire et en douter, comme nous le verrons par la suite. L’antiquité du fait sacrificiel constitue en tout cas une pièce à verser au dossier, tant d’un point de vue méthodologique, s’agissant de faire l’anthropologie du sacrifice, que du point de vue des discours portés sur le rituel : ce que nous appellerons sa qualification culturelle. Elle suggère que nous nous trouvons sur un terrain où l’histoire, le passé, l’origine – termes aussi vagues que récurrents dès lors que l’on prend pour objet de recherche une « tradition » – constituent des enjeux symboliques, politiques, mais aussi scientifiques.

Si, tout en le considérant, nous mettons de côté ce vaste domaine du sacrifice dans l’Antiquité, pour appréhender notre rituel dans toute sa diversité et dans toute son actualité, le kourban présente immédiatement un autre trait frappant. Voici un genre de rituel qui, en Bulgarie, semble pratiqué aussi bien par des musulmans sunnites ou « hétérodoxes » 4 que par des chrétiens orthodoxes ou uniates 5 , et au sein de groupes aussi différents que peuvent l’être des Tsiganes 6 de différentes confessions, des Karakatchanes 7 ou des Bulgares musulmans 8 – pour ne faire référence qu’à des groupes, des « minorités » (maltzinstva en bulgare) auprès desquels nous nous sommes enquis du rituel. Tous utilisent le terme kourban pour désigner la même pratique : l’égorgement rituel d’une offrande animale dédiée à un destinataire surnaturel. Et tout en présentant souvent son kourban comme particulièrement religieux ou conforme à la tradition, chacun sait généralement que le kourban est pratiqué par ses voisins, ceux du village, de la communauté, de la religion d’à côté...

Ce rituel semble nous conduire d’emblée à la frontière entre religions, communautés, aires géographiques, notamment dans les zones historiques de cohabitation entre chrétiens et musulmans. Loin de particulariser une religion, un groupe ethnique, une communauté, qui le détiendraient en propre, qui s’y trouveraient qualifiés ou définis, le kourban reflète selon nous la diversité des sociétés dans lesquelles il s’inscrit, la complexité de leur histoire, l’imbrication du religieux, du traditionnel, de l’ethnique, du national. Le christianisme comme l’islam, tout autant que les groupes ethniques, n’y sont pas des blocs homogènes et étanches, mais des ensembles pluriels et eux-mêmes fragmentés, en interaction et en interpénétration 9 .

On sait que le sacrifice sanglant, sur le modèle du sacrifice d’Abraham/Ibrahim 10 constitue l’une des grandes traditions musulmanes (Bonte, Brisebarre, Gokalp, 1999) : les musulmans en Bulgarie le conçoivent ainsi (Blagoev, 2004). Il n’en va pas de même en contexte chrétien, où le sacrifice sanglant est en principe aboli par le Christ et en pratique prohibé par l’Eglise (Béraudy, 1997). Le fait que le kourban soit une pratique sacrificielle explicitement insérée dans le champ rituel de communautés chrétiennes en Europe atteste en soi de l’impossibilité d’établir des distinctions tranchées entre traditions religieuses, du moins de tenir la religion et le religieux comme des entités closes et fixes.

Tout comme nous prenons acte des références à l’Antiquité et aux « traditions païennes » parce qu’elles constituent l’un des ressorts du discours sur le rituel, nous devons admettre la juxtaposition et l’interaction des références chrétiennes et musulmanes comme données de base de notre champ de compréhension du kourban. De ce point de vue, ce dernier constitue un observatoire de la vivacité, de la variété et de la mixité des conduites rituelles dans une partie de l’Europe marquée de longue date par la pluralité (sinon le pluralisme) confessionnelle et ethnique, mais dans laquelle les problématiques communautaires et religieuses restent cependant porteuses d’enjeux sociaux et politiques fondamentaux. Le kourban sera ainsi appréhendé comme un marqueur du jeu de proximité et de distance entre le soi et l’autre, dans les sociétés balkaniques considérées, et à partir de nos travaux ethnographiques et de documentation conduits sur des terrains bulgares et, dans une moindre mesure, grecs.

Notes
1.

Nous parlons ici de la région de Bulgarie désignée comme la Macédoine, souvent appelée en bulgare Pirinska Makédonija (Macédoine du Pirin) par distinction avec la Macédoine grecque et la récente République de Macédoine.

2.

Une partie sera consacrée à la question de l’usage et des définitions de ce terme. Au cours de ce travail, il sera régulièrement fait mention et usage de termes vernaculaires, provenant notamment du bulgare et du grec. Sauf mention, les traductions sont de moi, ainsi que pour les sources (articles, ouvrages, entretiens...) en langues étrangères : bulgare, grec, anglais... Si le terme bulgare est kourban (kourbani au pluriel), dans le champ grec c’est le terme kourbani qui sera utilisé (kourbania au pluriel). La plupart des termes bulgares, grecs ou turcs, se trouvent dans le glossaire en annexes.

3.

« Une sorte d’exotisme intérieur à la conscience grecque » ; « vraiment de quoi convoquer (…) tout l’attirail du sacrifice antique. (…) Oui, il y a véritablement du sacrifice en Grèce paysanne aujourd’hui » (Durand, 1979).

4.

La population musulmane représente environ 13,1% de la population bulgare, dont 75,3% de Turcs, 13,5% de Bulgares musulmans (Pomaks), 10,5% de Tsiganes (Ragaru, 2002 : 145-146). On appelle « hétérodoxes » les groupes confrériques musulmans Alévis et Bektachis. L’alévisme est une « religion populaire, très liée à l’organisation sociale de certaines populations villageoises d’Anatolie et des Balkans » ; les Alévis sont parfois appelés kizilbachi (têtes rouges). « Le bektachisme est une tarikat voie mystique, par extension confrérie ottomane » (Bougarel et Clayer, 2001 : 480-481 ; voir aussi Mikov, 1998).

5.

Catholiques de rite oriental.

6.

Sur les Tsiganes en Bulgarie, voir notamment Maruchiakova et Popov (1993a, 1993b ; 1995).

7.

Anciens pasteurs grécophones maintenant sédentarisés (Pimpireva, 1998 ; Reynet, 1998). En Grèce, ils sont appelés Saracatsani (Campbell, 1964 ; 2002).

8.

Les Bulgares musulmans (Bâlgari miusiulmani) sont des Musulmans de langue slave. Ils sont fréquemment appelés Pomaks, un terme à caractère souvent stigmatisant : l’une des acceptions supposées du mot est : collaborateur vis-à-vis des ottomans (sur la stigmatisation, voir Poulton, 1994 ; Krâsteva, 1998 ; Ragaru, 2001 ; sur le kourban chez les Bulgares musulmans, Blagoev, 2004). Sur les Pomaks en Grèce (Tsibiridou, 2000, 2005).

9.

Sur l’islam dans les Balkans d’un point de vue historique large, voir Norris (1993) ; dans la période contemporaine après 1989, Bougarel et Clayer (2001).

10.

Bien qu’il s’agisse de références communes à l’islam et au christianisme, nous utiliserons autant que possible des termes spécifiques (noms propres, noms communs…), au lieu d’opter pour un terme unique. Ainsi, Abraham (pour les chrétiens) et Ibrahim (pour les musulmans), kourban (bulgare) et kourbani (grec), etc. Outre que nous nous sentirons plus proche de la diversité des données de terrain, ce principe suggère l’alternance de la proximité et de la distance, qui nous semble importante sur le champ balkano-méditerranéen. Nous éviterons ainsi d’utiliser une catégorie unique pour désigner des réalités diverses, multiples, nuancées. Tout comme la langue bulgare admet des mots slaves, grecs, turcs, français, etc., tout comme on utilise parfois zdravé et bereket pour désigner à peu près la même chose…