Un terrain « balkanique » ?

Serait-on d’emblée en plein terrain « balkanique », si l’on entend par là l’inextricable tissu ethnicoreligieux, la « macédoine » culturelle mâtinée de traditions et de survivances, forme sous laquelle on se représente généralement les Balkans 11  ? Traitant d’un rituel a priori transversal, il serait aisé d’y déceler une singularité culturelle conforme aux attendus anthropologiques de cette « aire culturelle », qui est aussi une catégorie de « l’autre en Europe » : les Balkans (Todorova, 1997). Si le kourban fait partie des « traditions balkaniques » (Popova, 1995), il n’en reste pas moins nécessaire de préciser alors ce que l’on entend par « balkanique ». Or la tâche est non seulement complexe, mais périlleuse. Derrière les « Balkans », on envisage généralement le spectre des appartenances religieuses, ethniques et nationales, une zone de contact et de conflit entre cultures et religions 12 , un contexte culturel commun aux nations d’Europe issues du déclin de l’Empire ottoman (Mazower, 2000).

Comme le suggère l’usage des guillemets, de nombreux pièges se glissent sur cette route : bien que traitant du kourban dans toute sa diversité, on se gardera cependant de l’usage subreptice de qualificatifs tels que « multiconfessionnel/multiculturel », « interconfessionnel/interculturel », voire « transconfessionnel/transculturel ». Les facteurs religieux et culturel, au sens où on entend couramment ces termes 13 , ne nous semblent pas l’aune absolue à partir de laquelle saisir la pratique du kourban ; ils constituent des éléments du contexte d’un rituel que nous aborderons non comme un modèle, mais comme une forme plastique et un réceptacle de multiples manières de dire le soi et l’autre.

Si la dimension plurielle du kourban invite à des « comparaisons raisonnées » (Bromberger et Durand, 2001 : 740) entre les différentes formes du rituel, notamment en contexte chrétien et musulman, elle suppose tout autant de ne pas considérer le rituel comme forme close, normée, ou comme une simple mise en œuvre de traits apparemment attestés et significatifs de l’espace culturel et cultuel sud-est européen – tels que la commensalité, le rapport sanctifié aux animaux ou le culte des saints peuvent sembler l’être pour le rituel qui nous intéresse. A ce titre, la comparaison a ses limites lorsqu’elle induit une « pensée dichotomique », « de type à contre-type » (Assayag, 2005 : 14) : ce à quoi nous appelle quasi-inévitablement l’usage de qualificatifs aussi massifs que « chrétien » ou « musulman », si l’on n’y prend garde.

Autant que faire se peut, nous aborderons le rituel en termes de contexte, et tous les qualificatifs qui l’entourent comme des réservoirs de significations et de codes culturels dans lesquels on puise ponctuellement pour se signifier sa propre pratique, tant à titre individuel que collectif, et ce notamment lors des événements rituels. S’il n’est bien évidemment pas question de contester les qualifications religieuses qu’opèrent eux-mêmes les pratiquants, leur manière de se percevoir comme chrétien ou comme musulman au travers de la pratique de ce rituel, nous tenterons toutefois de mettre à distance toute vélléité d’associer au religieux (« musulman » ou « chrétien ») des identités individuelles ou collectives closes (Albera, 2005b). Dans notre optique, c’est en adoptant une échelle multiscalaire et contextuelle, que nous pouvons éviter l’écueil d’un comparatisme bi-polaire : non pas postuler a priori des appartenances confessionnelles ou ethniques, mais faire jouer l’un avec l’autre des écarts contextuels, des différences petites ou grandes.

Ceci dit, la question se pose toujours de la cohérence du terrain et de l’objet d’enquête, en l’occurrence l’ancrage « balkanique » : existerait-il un « monde balkanique », à l’instar de ce que l’on a pu qualifier de « monde méditerranéen » 14  ? Cela suppose d’abord de savoir si ce qui s’observe dans le contexte de terrains circonscrits, socialement comme géographiquement (des unités d’enquête qui vont du village à la ville moyenne, et concernent des groupes plus ou moins clairement identifiables, sur le plan de l’appartenance confessionnelle ou culturelle), peut constituer un ensemble culturel cohérent et une échelle légitime de compréhension. Cela suppose alors de préciser ce que l’on entend par « balkanique » : il est bien évident que l’entreprise qui consisterait à identifier des traits culturels circonscrits dans des limites spatiales est vouée à l’échec (Kiossev, 2002).

Ne peut-on en revanche user d’un qualificatif comme « balkanique », qui se situe à la lisière entre de multiples échelles de discours (géographique, culturel, politique, etc.), comme d’une manière de « faire monde » 15 , impliquant – ce qui est ici fondamental – l’action de qualification elle-même ? Vastes questions, qui touchent à la notion même de culture, dont on peut se demander ce qu’elle recouvre dans un contexte globalisé, caractérisé par une mobilité généralisée, et qui remet en question nombre des catégories « fondatrices » des sociétés modernes, telles que celle d’Etat-nation (Appadurai, 2001). Pouvons-nous faire autrement, constatant simultanément la « mondialisation de la culture » (Warnier, 2004) et la « fin de l’exotisme » (Bensa, 2006), que de reconsidérer la notion de culture, non pas comme entité, mais comme la production perpétuelle des manières d’envisager les rapports entre soi et l’autre, ce que nous appellerons une fiction au sens fort (Geertz, 1998 : 219) 16  ?

Prenant pour objet un rituel sacrificiel dans cette partie de l’Europe, étant d’emblée confronté à de multiples échelles de temps et d’espace, à autant de contextes culturels et confessionnels, le problème qui se pose à nous est, ni plus ni moins, celui de la pratique de l’anthropologie. On ne peut se contenter d’une approche unidimensionnelle des faits sociaux, comme s’il existait des unités cohérentes et autosuffisantes au sein desquelles ces faits se déploieraient. De même que chacun peut se trouver simultanément inscrit dans une appartenance familiale, un statut social, une identité confessionnelle, un attachement local, mais que ces différents marquages du soi évoluent, se modifient, entrent parfois en contradiction voire s’effacent, il faut multiplier les échelles d’observation et d’analyse et les mettre en tension de telle sorte qu’apparaissent les discontinuités autant que les continuités 17 . Autrement dit, il n’est plus possible de prendre les catégories classiques de l’ethnologie pour acquises, comme si confession, ethnicité, nationalité, langue, profession constituaient des données de base, des composantes déjà-là de l’individu comme reproduction d’une communauté. La question qui se pose est notamment celle de la coalescence problématique des personnes avec lesquelles on est en relation sur le terrain, à des groupes qui les définiraient en propre.

Dans le cas qui nous intéresse, celui d’un rituel sacrificiel dans des sociétés « balkaniques », il nous faut renverser le point de vue : non pas chercher à déceler de la « balkanité » dans ce rituel, mais essayer de comprendre pourquoi ce rituel, qui est aussi support de discours, est éventuellement qualifié (ou qualifiable) de « balkanique », dans quel contexte et à quelles conditions. Indépendamment du kourban, c’est le cas lorsque, dans l’île croate de Korcula, le rituel de la kumpanjija, qui comprend la décapitation d’un bœuf, est perçu comme un « “divertissement” à la “balkanique” », « “un vieux réflexe inconscient” que l’on peut ranger à côté d’autres “traditions du cru” telles que la saleté, la maltraitance des femmes et des enfants, l’autoritarisme politique, le primitivisme manifesté à travers “l’arrogance, la grossièreté, la cruauté” » (Capo-Zmegac, 2004 : 91).

La mise à mort rituelle et sanglante d’un animal est ici perçue comme déplacée, absurde, dénuée de sens au regard de la modernité dont on se réclame : elle constitue une souillure au sens de Douglas (2001), en l’occurrence une souillure proprement « balkanique » dans une culture revendiquée comme « moderne » ou « européenne ». Autour de « la référence à l’élément balkanique dans la culture croate » (ibid., p.92), se dessine une ligne de partage entre traditions « civilisées » et « barbares », qui opère de manière significative dans le contexte de l’éclatement de la Yougoslavie (Colovic, 1999-2000 ; Dimitrijevic, 1999-2000).

Ce type de rejet d’une pratique sacrificielle comme marque d’une altérité qui fait souillure, évoque le traitement stigmatisant dont le sacrifice musulman fait régulièrement l’objet en France (Brisebarre, 1995 ; 1998). Par contraste, la pratique du kourban en Bulgarie ne soulève pas ce genre de tollé : elle signifie néanmoins de multiples lignes de partage qui consistent à identifier ce qui, dans ce genre de tradition, serait « païen », « musulman », « chrétien », « bulgare », « turc », « rural », « balkanique », etc. C’est le jeu mutuel de ces attributions de sens qu’il convient de soumettre à l’analyse, et non pas leur contenu particulier indépendamment les unes des autres, ce qui ferait courir le risque de l’exclusivisme.

Selon nous, seule une approche multiscalaire, qui tente de faire tenir ensemble les représentations singulières des pratiquants du rituel, ses usages locaux ou localisés, ses contenus proprement religieux, les références culturelles qui sont mobilisées pour le qualifier, sans oublier les discours « savants » produits à son propos, permet d’appréhender le rituel comme forme culturelle, au sens de production ou de fiction que nous lui donnons ici. C’est dans ce contexte interprétatif que la pratique du kourban reste l’indice de ce que nous pouvons qualifier comme une expression de « balkanité », qui peut tout autant constituer une valeur positive sous la forme d’une tradition revendiquée, attestant d’une manière d’être ensemble fondée sur la coexistence entre cultures et confessions, qu’une mixité inconfortable confinant à la souillure et de laquelle il faut se distancier.

Il s’agira au demeurant de se pencher sur la notion de rituel : nous verrons entre autres qu’un rituel semble traiter d’une manière récurrente et réitérative de transformations, de changements d’états. Il constitue un certain type de construction sociale du changement, pouvant tout à la fois changer lui-même et conserver un potentiel de régulation d’un social perpétuellement dynamique. S’il est souvent accolé à l’idée de « tradition », c’est au sens de ce qui dans une tradition s’invente ici et maintenant en vue de faire socle.

Les travaux qui voient dans la « tradition » « l’œuvre du présent qui se cherche une caution dans le passé » (Pouillon, 1975 : 159), un rapport au temps construit à l’usage du présent (Halbwachs, 1994), et plus spécifiquement l’invention de formes de continuité et de légitimation dans les sociétés « nationales » modernes (Hobsbawm, 1983), nous seront utiles pour comprendre cette tension, dans le rituel, entre changement et continuité. Parce qu’il tient simultanément un discours sur la transformation et sur l’intégrité, le rituel peut certainement être appréhendé comme la fabrication et la manipulation de « valeurs », alternativement incessibles et immuables ou relatives et échangeables (Geffray, 2001 ; Godelier, 1996). Il constitue de notre point de vue un cadre d’observation et d’analyse pertinent pour saisir ce que nous appellerons la fiction culturelle du soi et de l’autre.

Notes
11.

Pour une critique de la représentation et de la construction d’un « multiculturalisme » balkanique (précisément sur le cas de la Macédoine), voir Cowan et Brown, 2000, Agelopoulos, 2000.

12.

Le nombre de travaux traitant de ces questions est trop élevé et concerne trop de domaines pour être limité à quelques références seulement, mais pour des aperçus généraux, voir Castellan, 1991 ; Prévélakis, 1994 ; Garde, 1994 ; Dérens, 2000. Des aperçus ethnologiques de la question des rapports de contact et conflit chez Cuisenier, 2001 et dans le cas de la Bulgarie Zhelyazkova, 1996 ; Gueorguieva, 1996.

13.

Pris sans examen, « religieux » et « culturel » sont le plus souvent assimilés à des entités, parfois larges (ainsi lorsqu’on parle de « culture(s) balkanique(s) »), parfois équivalentes à d’autres qualificatifs (communautaire, ethnique) ; dans tous les cas, s’opère une réduction à un terme définitoire : il y aurait la religion chrétienne ou la religion musulmane, la culture bulgare ou encore un groupe culturel tsigane, etc.

14.

Pour une revue de la question d’une aire culturelle méditerranéenne, et des problèmes qu’elle soulève, voir Albera, Blok, Bromberger, 2001.

15.

Nous paraphrasons l’expression de Goodman reprise par Assayag (2005 : 59).

16.

Nous utilisons le terme de fiction dans le sens de fabrication : « des fictions au sens où elles sont “fabriquées” ou “façonnées” – le sens initial de fictio » (Geertz, 2003 : 219).

17.

Sur ces questions, voir entre autres Bazin, 1996 ; en ce qui concerne l’évolution de la notion de terrain, Céfaï, 2003 ; sur l’anthropologie dans la « globalisation », Appadurai, 2001.