Quelle anthropologie du sacrifice dans des sociétés « non-sacrificielles » ?

On peut éprouver une sensation de vertige, au regard de la masse de travaux et de données qui balisent le champ de « l’anthropologie du sacrifice » tant du côté de l’Antiquité grecque, de l’Inde ou de l’Afrique noire que dans les communautés et sociétés musulmanes, sans parler de toutes les autres « aires culturelles » où le sacrifice occupe une place significative. De la multiplicité des contextes et des approches du sacrifice, nous retiendrons un premier constat : si le sacrifice a longtemps été appréhendé comme un objet universel, il se dissout par ailleurs sous la forme de rituels toujours particuliers et souvent polysémiques (de Heusch, 1986). Il en va ainsi du kourban, qui comme nous le verrons semble difficile à appréhender sous la seule espèce de la notion de sacrifice. Cette dernière ne préforme-t-elle pas le champ d’observation ? Ne fait-elle pas courir le risque d’une catégorisation religieuse, sociale, culturelle, voire ethnique d’un « milieu sacrificiel », d’une « culture sacrificielle », comme si l’on devait faire coller le rite à la société, la croyance à la pratique ?

Nous sentant confronté au piège d’un triple exotisme de l’objet, de la culture et de la société, une question s’est régulièrement posée à nous, qui concernait à la fois nos choix d’objet et de terrain : quelle est la pertinence et la validité d’une réflexion sur le sacrifice dans le domaine européen (mais dans les Balkans), dans une société moderne comme la Bulgarie (mais plutôt dans le monde rural), et dans un contexte de pluralité confessionnelle et culturelle ? Plus nous observions et enquêtions sur cette pratique votive qu’est le kourban, moins il nous semblait pouvoir identifier un modèle symbolique qui aurait dit une fois pour toutes le sens de la pratique ; plus il nous semblait au contraire que le rituel relevait d’une construction et reconstruction permanente, et comme nous l’avons déjà suggéré, d’une fiction culturelle et sociale.

Le soupçon d’« ethnologisme », cette forme particulière de l’exotisme qui consiste à envisager les faits culturels selon des catégories déjà-là de l’autre et de l’ailleurs (notamment des catégories linguistiques, Geertz, 1986a : 196), nous conduit, sinon à douter de l’objet comme de la méthode, en tout cas à ne jamais les prendre pour acquis. D’où l’intérêt d’une réflexion en double perspective, d’anthropologie du religieux et d’anthropologie culturelle : saisir d’une part une forme de ritualité sacrificielle comme participant de la catégorisation d’une aire géographique et culturelle, « les Balkans » ; appréhender d’autre part le rituel autant comme contexte d’observation et d’analyse que comme construction, comme champ d’un savoir et d’un savoir-faire… et aussi comme création d’un objet ethnologique plus ou moins conforme à une tradition anthropologique.

Plutôt que de fait rituel ou de fait religieux, on parlera donc souvent de « faire rituel » et de « faire religieux », entendant par là le processus d’attribution d’un sens et d’un effet religieux à la vie individuelle et collective par le biais du rituel. On ne s’attachera pas spécifiquement à la place du rituel dans telle communauté identifiée, mais à différents modes de construction d’un « genre rituel », notion que nous tenterons de préciser, qui permet simultanément d’analyser les ressorts rituels du kourban et de poser la question de son inscription culturelle et sociale.

L’approche anthropologique du rituel consistera à entrer dans ses formes concrètes et actuelles (la description de kourbani se faisant) et l’analyse d’un « faire sacrifice », en partant de l’idée que le sacrifice n’est pas une catégorie en soi, mais un processus dont la forme est aussi le fruit d’une inscription culturelle au sens littéral : l’apposition de signes culturels et sociaux sur le rituel. Le kourban est généralement inclus dans des processus rituels plus larges : n’étant pas un isolat, il est possible de le saisir simultanément dans plusieurs contextes rituels et culturels, comme acte privé et collectif, comme pratique autonome et comme élément d’un dispositif plus vaste. C’est dans cette logique comparative que l’accent sera mis sur le « faire rituel », le processus qui fait kourban. Cette analyse du rituel comme processus permettra par ailleurs de relire la notion de sacrifice elle-même comme opération de transformation.

Le kourban en Bulgarie ou en Grèce ne s’inscrit pas dans ce que l’on pourrait appeler des « sociétés sacrificielles » (Hénaff, 2002), des sociétés « où les gestes rituels fondamentaux, dans la pratique la plus quotidienne, sont de type sacrificiel » (Détienne, 1979 : 7), à l’instar de la Grèce antique. Il n’est pas non plus fondateur d’un ordre social et politique comparable à ce que Mauss et Hubert décelaient « dans un grand nombre de sociétés politico-religieuses » où « la hiérarchie sociale est souvent déterminée par les qualités acquises au cours de sacrifices par chaque individu » (1968 : 270).

Le kourban ne peut enfin être extrait des « variables culturelles » 18 qui lui confèrent sa forme au profit d’une supposée constante universelle : telle que nous l’entendons, l’appréhension du rituel comme forme culturelle nous semble difficilement compatible avec un postulat initial d’universalité, d’unité, d’unicité d’un objet déjà-là qui serait le sacrifice. C’est aussi dans ce sens que nous nous intéresserons au « faire sacrifice », aux multiples conditions qui interviennent dans la production d’un kourban. Il conviendra ainsi de garder en tête que l’on parle d’une pratique religieuse dans des sociétés « séculières », des sociétés balkaniques modernes, et pour la Bulgarie un pays ex-socialiste communément considéré comme en situation de « transition » 19 (Baïtchinska, 1997).

Par exemple, bien que porteuse d’éclairages anthropologiques, l’idée fréquemment avancée d’un lien entre sacrifice et sociétés pastorales ou d’élevage, où le lien à l’animal domestique est fondateur de liens sociaux (Bonte, 1995 ; Godelier, 1996), se dissout dans le contexte balkanique contemporain considéré. Si l’on admet que des groupes anciennement pastoraux 20 ont pu être porteurs de pratiques sacrificielles informées par des discours singuliers sur la relation entre l’homme et l’animal, ces discours en restent désormais à l’état de symboles. De nos jours, le kourban est pratiqué aussi bien dans des environnements ruraux, dont une partie de l’univers économique et social accorde effectivement de l’importance au lien à l’animal d’élevage, que dans des environnements urbains, et par des prometteurs qui n’entretiennent qu’un lien distant, voire inexistant à l’univers en question.

L’exemple du sacrifice musulman en contexte urbain (Brisebarre, 1998) suggère à quel point il est difficile d’identifier nettement la ritualité sacrificielle avec une forme sociale spécifique. De ce point de vue, une pratique comme le kourban (et comme l’Ayd en France nous semble-t-il) n’est pas tant l’expression d’une forme sociale fixée, qu’une manière d’« imaginer la communauté » 21 dans laquelle la ritualité sacrificielle a son importance en ce qu’elle suppose et permet des actes sociaux spécifiques, qui « agissent » ponctuellement la communauté sacrifiante, voire la qualifient dans la société. Il convient dès lors de l’examiner aussi comme pratique de « tradition », voire comme « patrimoine », au sens où l’on parle d’invention de la tradition ou de patrimonialisation : comme processus de fiction d’un présent par le recours à ce que, du passé, on juge déterminant pour soi (sur la patrimonialisation, Rautenberg, 2003).

La question se pose du type de découpage opéré par le concept de sacrifice dans une masse rituelle qui le dépasse largement : une « réduction sacrificielle » qui n’est pas sans effet sur la qualification anthropologique des groupes sociaux auprès desquels on l’étudie. Etudier le kourban dans une société comme la Bulgarie comporte à tout le moins le risque d’une dichotomie classique entre tradition et modernité, croyance et raison, culture et société. La notion de sacrifice sanglant est généralement entourée d’une teinte primordialiste : elle renvoie à une double proximité supposée à la nature (le monde animal par lequel il se réalise) et au surnaturel (les forces surnaturelles avec lesquelles il « communique », selon les termes d’Hubert et Mauss, 1968).

Cette forme de communication, partant de proximité et de subjectivation de la nature et de la surnature, ne fait-elle pas du sacrifice une sorte de « génie autochtone » (Ciarcia, 2003 : 174) fondateur de pureté et de plénitude ? Sous les atours primordialistes, n’y aurait-il pas une « tentation sacrificielle », qui érige le sacrifice en opérateur anthropologique de distinction entre sociétés de natures différentes ? Pour l’anthropologue lui-même, le sacrifice serait-il une marque d’altérité, une pratique de ces « autres » avec lesquels il chercherait, à son tour, à entrer en communication anthropologique, comme si leur proximité de la nature et des dieux pouvait servir d’intermédiaire entre l’anthropologue et l’idée de nature ou l’idée de divin ?

Nous nous affrontons ainsi à une forme d’imaginaire anthropologique de la notion de sacrifice, comme mise en scène d’une forme d’altérité et d’exotisme. L’idée du sacrifice comme mécanisme universel mais aussi comme caractéristique d’un type de société entre nécessairement en contraste, voire en conflit avec une approche attentive aux contextes dans lesquels le kourban est mobilisé comme construction sociale et culturelle. Autrement dit, lorsque nous utilisons la notion de sacrifice pour traiter d’un rituel comme le kourban, que nous appréhendons par ailleurs comme expression du contexte des sociétés balkaniques, nous nous affrontons aux relations complexes, et parfois contradictoires, entre nos catégories anthropologiques et ce que nous avons sous les yeux dans l’ici et maintenant du terrain.

Faire le détour par la conceptualisation anthropologique de la notion de sacrifice aura pour but de situer le kourban en regard des anthropologies du sacrifice, de mettre en perspective ce fait sacrificiel par rapport à d’autres, de l’aborder comme construction conceptuelle autant que pratique rituelle. Il y a débat sur la pertinence du terme même de sacrifice, voire l’existence d’une « “illusion sacrificielle” analogue à celle que Lévi-Strauss dénonçait à propos du totémisme » (de Heusch, 1986 : 45). C’est pour prendre acte de cette « illusion sacrificielle » tout en évitant d’y succomber, qu’il semblera utile d’introduire l’idée d’une « fiction sacrificielle », suggérant que l’on « fait sacrifice » et que le sacrifice est un processus davantage qu’un principe immanent.

Notes
18.

Pour Girard, le fondement du sacrifice est la violence, problème humain « universel » sous le vernis des « variables culturelles » (Girard, 1972 : 10).

19.

Notion qui, outre qu’elle reste porteuse du présupposé ethnocentrique que l’on aurait affaire à des sociétés encore immatures, en progrès, inachevées, pose problème lorsque l’on considère la durée de la-dite transition : ne désignerait-elle pas, à l’instar de celle de crise, une sorte d’état permanent, chronique ?

20.

Tels que les Saracatsani/Karakatchanes (voir note 6).

21.

Nous paraphrasons Anderson (1983).