Ce que le rituel dit et fait dire

L’analyse critique de la notion de sacrifice nous met aux prises avec la manière dont on produit une ethnologie, lorsque l’on opte pour l’étude de phénomènes rituels dans des communautés rurales, confessionnelles, voire ethniques, de pays balkaniques. Comme nous l’avons dit, il ne s’agira pas de qualifier une ou des « sociétés sacrificielles », mais de rendre compte d’une ritualité sacrificielle dans une (des) société(s) moderne(s). À l’encontre d’une supposée unité culturelle, symbolique ou logique du rituel, il semble ainsi nécessaire de le traiter comme une pratique et un discours, une situation et une construction. On doit simultanément se demander ce que le rituel dit de la société et de la culture qui le pratiquent, ce que l’ethnologue lui fait dire, et enfin ce qu’il fait dire à l’ethnologue.

La dimension « traditionnelle » et « balkanique » du kourban lui confère souvent les teintes surannées du passé encore présent, témoignant d’une sorte de nostalgie vaguant entre quotidien et festif, modernisme et tradition, ville et campagne, communauté et société. Ainsi des pages imagées consacrées à la ritualité populaire dans un livre sur la Bulgarie quotidienne à l’époque du Vâzrajdaneto (Renaissance nationale) : « les plus belles fêtes d’été sont liées aux monastères, aux sanctuaires [obrotchichta], aux sources sacrées [aïazmi], endroits sacrés [sveti mesta], où avaient lieu les assemblées [sborove] et les kourbani. Même en dehors de ces occasions, les Bulgares aimaient sortir “en famille” dans la nature, et le faisaient sans prétexte, mais une fête religieuse attirait des processions entières de la ville, des caravanes de voitures, d’animaux et de gens, de commerçants et d’invités » (Gavrilova, 1999 : 287).

On peut aussi lire que « le kourban collectif [obchtoselskjat] à Ohranié se faisait dans un champ en dehors de la ville, ombragé par des tombes en ruine depuis longtemps, parmi de vieux arbres – le sanctuaire sveti Gueorgui. À Guerguiovden [Saint-Georges] chaque famille venait de son côté et apportait deux grandes pogatchi [pains] et une petite, un agneau rôti, farci de légumes, une gourde de vin, de la rakija, une panitza et quelques œufs peints – c’est le kourban. Les propriétaires de moutons apportent aussi une tête d’agneau rôti et deux gigots. Les bergers amènent une faisselle de fromage frais. Tout est mis à même la terre, chaque famille allume quelques cierges. Le prêtre lit au-dessus de chaque kourban, asperge chacun, prend son du – un tiers des pogatchi, une épaule et un morceau de gigot [pichtjalkata] d’agneau, le reste est découpé et laissé dans le plat. Tous mangent et s’amusent. À un autre sanctuaire pour Spasovden, on faisait le kourban communal [obchtinskijat] : on récolte dans toutes les maisons de la farine, du blé, etc., que l’on vend, et avec l’argent on achète un bœuf ou quelques moutons. Le matin du jour-dit, on les égorge au sanctuaire et on les fait bouillir dans des grands chaudrons. On donne une épaule crue et la tête au prêtre. Les arrivants s’assoient à de longues tables, se servent de ce que chacun a amené de la maison, et chacun prend du kourban. Les festivités, chants et danses, durent jusqu’au soir » (p.288).

Dans leur ton et leur mode narratif (le passage au présent, le découpage chronologique, l’importance donnée aux détails et à la scène), ces descriptions dessinent comme un contexte culturel et social, dans lequel le kourban est un acte révélateur d’un mode de vie, un fait social habituel, quoique lié à des occasions festives et célébratives précises. Les formes que prennent la narration et les différents traitements discursifs du rituel doivent être analysés, pour saisir ce qu’on lui fait dire d’un « peuple », d’une « culture » ou d’une « communauté », et sans s’exclure soi-même du champ des observateurs, descripteurs et interprètes.

Historicisation, ethnologisation, anthropologisation, folklorisation : le même « genre rituel » a été étudié et interprété par différentes « traditions » savantes, qui renvoient elles-mêmes à des contextes historiques mais aussi scientifiques voire politiques différents. Ce n’est donc pas seulement le kourban en lui-même, mais aussi son inscription sociale et culturelle, et la lecture qu’en font les ethnologues comme les folkloristes, qui seront à examiner. Si comme le suggère sa nécessaire réitération, le rituel n’est jamais figé, sa fixité est en revanche revendiquée, mise en scène et travaillée sous l’espèce de la « tradition ». L’« invention de la tradition » (Hobsbawm et Ranger, 1983 ; Dimitrijevic, 2004) par le rituel procède d’une configuration culturelle : elle implique des opérations de qualification de ce que sont la tradition et la culture, dans lesquelles les ethnologues ne jouent pas le dernier rôle.

Nous garderons à l’esprit une question centrale : comment définit-on et (re)construit-on une « culture », des « cultures », au travers de ce que l’on identifie comme sa (leurs) ritualité(s) ? Quelle que soit l’approche, se pose la question de l’horizon culturel et social dans lequel le rituel se voit inséré (quelle « culture » et quelle « société » décrit-on au travers du rituel ?), mais aussi la question de la conception des notions de culture et de société qui guide cette approche. Nous serons amené, en questionnant différentes formulations du kourban (folkloristique, comparative…) comme du sacrifice (symbolique, structurale...), à nous interroger sur notre propre démarche de recherche. Et ce d’autant plus dans le cadre d’une réflexion sur la construction, par le biais du rituel, d’une catégorie aussi discutée et discutable que ce que nous appellerons la « balkanité », désignant par là les qualifications culturelles au moyen desquelles un fait social peut être rendu témoin de la spécificité des sociétés balkaniques. Observer le kourban de nos jours conduit par ailleurs à demander : qu’est-ce qu’appréhender le rituel, le religieux, la tradition religieuse dans les sociétés contemporaines ?

Etudier un rite sacrificiel « traditionnel » dans une société moderne, c’est donc d’emblée comprendre le rite en question, et le sacrifice, comme concepts culturels avec tout ce que cela suppose de construction, non seulement d’un sens commun mais de sens singuliers, entreproduits voire disputés, au travers du rituel, et de présence du contexte social dans la pratique et la conception du rituel. C’est cette construction, et la narration qui l’accompagne, qu’il faut soumettre à une analyse réflexive. L’appréhension et l’analyse d’un rite reste une démarche de l’ethnologue lorsqu’il isole, au sein d’une société, d’une ville, d’une communauté culturelle ou d’un groupe confessionnel, un fait précis.

Quoiqu’il en soit des multiples voies d’analyse possibles du rituel, elles ne nous satisfont jamais totalement sur le terrain. Le rituel se déroulant déborde de toutes parts l’idée que l’on s’en fait et le modèle que l’on en dresse, d’où l’importance de l’expérience de terrain, et du retour sur le(s) terrain(s), y compris les plus classiques : il y a toujours quelque chose qui n’a pas été dit, observé ou saisi (voir par exemple Houseman et Severi, 1994 ; Copans, 1999). On ne peut se contenter de la pure description, comme si décrire valait savoir : ne rien dire du contexte de la description et de la recherche revient à exercer machinalement la violence symbolique de l’écriture et du savoir.