Première partie : du terrain à l’objet

Dans un premier chapitre, nous revenons sur le terrain et ses conditions, son déroulement, son évolution : la construction d’un objet et d’une ethnologie. Nous y développons une approche réflexive du travail ethnographique, devenue selon nous fondamentale à nos pratiques anthropologiques contemporaines. Nous y voyons notamment l’une des manières de reproblématiser l’anthropologie comme discipline consistant à rendre étrange le familier et familier l’étrange, mais surtout comme travail de la bonne distance (voir par exemple Rabinow, 1988). Une ethnologie contemporaine ne semble plus pouvoir se dérouler dans le cadre holistique d’une monographie au cours de laquelle toutes les dimensions sociales d’un groupe donné seraient passées en revue et constituées en une unité cohérente, stable, pleine. Les cadres du récit commun bâti par l’ethnologue et ses interlocuteurs éclatent sur des terrains locaux/globaux, persistants/mutants, enracinants/migrants.

Par ailleurs, nous verrons en quoi la dimension comparative est nécessaire à la compréhension du kourban, non seulement comme rituel, mais comme objet culturel également porteur de catégorisations, de qualifications. Cette dimension comparative se déploiera dans deux directions, qui ne sont pas équivalentes : entre pratiques chrétienne et musulmane d’un côté, entre contextes bulgare et grec de l’autre. On se trouve face à un rituel intégralement inséré dans la tradition religieuse en islam (Blagoev, 2004 ; Brisebarre, 1998 ; Bonte, Brisebarre, Gokalp, 1999), mais peu canonique du point de vue chrétien, et rapporté de ce fait à une unité plus vague et moins prescriptive : la « culture », la « tradition ». Nous envisagerons aussi différentes formes de cette inscription culturelle, selon les champs grec (Aikaterinidis, 1979), bulgare (voir Bâlgarska mitologija, 1996), balkanique (Popova, 1995).

Le deuxième chapitre de ce travail est consacré à une analyse de différentes manières de renvoyer le kourban à un monde culturel que l’on qualifiera de « balkanique » : les formes de « culturalisation » du rituel en somme, telles qu’elles affleurent dans des descriptions et des analyses produites dans différents contextes. La question de l’approche de ce rituel au travers des discours « savants » qui en sont produits, nous renvoie à notre propre construction d’objet. Les différentes économies de description et de narration du kourban aident à préciser certains traits sous lesquels on qualifie anthropologiquement les Balkans. C’est notamment en tant que forme de commensalité rituelle que le kourban a fait l’objet de descriptions et de commentaires, de la part d’observateurs et de voyageurs, et ce à des époques variées.

La manière dont ils se représentent les « repas publics » et les « grandes fêtes d’été », ainsi que les « pratiques superstitieuses », les « offrandes païennes », nous renseigne à la fois sur les faits et sur les regards. Elle nous suggère quel type de traits humains on entendait découvrir dans cette « Turquie d’Europe » 22 , qui apparaissait au XIXème siècle comme la porte orientale d’une autre civilisation, mais aussi comme peuplée des traces et vestiges de mondes révolus : les voyageurs, généralement pétris et épris de culture antique et classique, pensaient être en terrain connu (et reconnu). A travers la redécouverte du connu sous la forme des survivances de l’antique dans les traditions et les coutumes, il semble que les traits d’une autre « humanité européenne » se dessinent.

Pour les folkloristes, cet autre proche est souvent un ancêtre du soi : dès lors que le rituel est constitué en tradition, il parle de cette figure tutélaire du soi, le « peuple ». Le caractère sacrificiel du kourban n’est pas des moindres pour le fonder en antiquité, mais aussi lorsqu’il s’agit de relier le singulier à l’universel, en redécouvrant une forme sacrificielle originelle malgré ses « altérations ». Nous esquisserons les grands traits du kourban en Bulgarie et en Grèce, vu notamment par cet « exotisme de l’intérieur » que constitue le folklore. L’une des questions posées par la « folklorisation » du kourban est probablement l’effacement de la religion derrière la tradition : il est significatif que, fondant le rituel dans sa « balkanité », sa bulgarité ou sa grécité, au sens d’une pratique avant tout « populaire », on n’examine pas l’un de ses aspects pourtant les plus frappants, son caractère pluriconfessionnel et multiculturel.

En revanche, dans les approches contemporaines du rituel, ce caractère permet de tenir un autre discours, plus attentif à saisir la coalescence des pratiques religieuses comme des formes culturelles, et qui pourrait être celui d’une « autre balkanité » : une « balkanité » revalorisée, non plus stigmate mais valeur. La dimension transversale d’un rituel comme le kourban est ainsi mobilisée dans les discours arguant d’un certain « modèle de coexistence » en Bulgarie, discours implicitement ou explicitement porteurs de la revendication d’une forme de culture et de socialité balkanique positive (Gueorguieva, 1996 ; Zhelyazkova, 1996 ; Stantchéva, 1995).

Deux chapitres sont consacrés à la description de différents kourbani, dans des contextes variés, en commençant par les différents modes d’inscription du rituel « en ses sociétés », sous-entendant par là qu’il s’agira de croiser plusieurs contextes sociaux. L’ethnographie du rituel partira d’exemples touchant autant à des fêtes patronales qu’à des kourbani privés, et ce dans le cadre de pratiques chrétiennes et musulmanes. Ce que nous proposons d’appeler un « faire sacrifice », ce sont les manières de se représenter, de pratiquer, d’accomplir ou de « performer » le kourban. Le mode de déroulement d’un kourban collectif suggère l’exercice de compétences rituelles qui sont aussi des signes sociaux : un savoir « faire rituel » qui explique en partie que le kourban se voit généralement associé à un « monde » rural, villageois. Il constitue un mode d’investissement collectif dans un religieux localisé conjuguant les dimensions festives et votives en un espace-temps spécifique, formant un « genre rituel » dans lequel s’inscrivent des parcours multiples.

Le kourban est le réceptacle d’attentes et de comportements variés, entre les promesses privées qui le situent comme un marqueur événementiel dans une biographie, et les usages politiques d’une forme rituelle qui est toujours à la lisière entre religieux et festif et à ce titre peut se voir réemployée à différentes fins. On saisira le rituel comme une forme plastique travaillée par des contextes sociaux différents. Il témoigne de différentes manières de s’arranger avec la tradition et le changement, d’investir une intimité affective ou de témoigner d’une appartenance sociale. Cela nous conduira à traiter plus largement de la ritualité et de la religion, dans lesquelles s’agencent des configurations du soi qui peuvent autant en appeler à l’identité nationale qu’à des éléments biographiques, au sentiment de la nature ou à la filiation locale avec une église, un saint, un patrimoine sacral... Nous situerons ainsi le rituel entre local et global, entre tradition et transition.

Notes
22.

Expression forgée dans les années 1830 par le géographe français Ami Boué (voir Todorova, 1997 : 26).