I Apprentissage d’un regard

1) Un champ balkano-méditerranéen en Europe
Premiers terrains

Mes premiers pas en Bulgarie sont le fruit d’un « hasard objectif » : l’opportunité qui m’a été offerte en maîtrise d’ethnologie, d’effectuer un stage d’un mois, en été 1995, au musée historique de Samokov, une ville moyenne d’environ 30.000 habitants. Samokov est située à 50 kilomètres au sud de Sofia, dans le massif de Rila, au sud-ouest de la Bulgarie 24 . Pour accéder depuis la capitale à cette ville de montagne (900 mètres d’altitude), il faut emprunter le défilé de la rivière Iskâr. La route serpente jusqu’à de vastes plateaux d’altitude : Samokov s’étend le long de la rivière. On longe plusieurs usines avant de bifurquer vers le centre-ville, où l’autobus nous dépose à la gare routière (avtogara) après un trajet d’une heure et demi.

Sur quelques centaines de mètres, le centre-ville concentre de multiples strates historiques : traces du passé ottoman, telles que la mosquée Baïrakli (1845) dont les fresques sont l’œuvre d’artistes de l’école de peinture de Samokov, et la fontaine ottomane du XVIIè siècle ; monuments représentatifs de la construction nationale, tels que le tchitalichte Otetz Païssi (1859, rénovée en 1919) et le musée historique (1931) ; bâtiments et aménagements de l’époque socialiste, tels que la place centrale, qui donne sur l’hôtel de ville, l’annexe du musée avec sa galerie d’art et le cinéma, le Tzum 25 . Des vestiges thraces cotoient la statue de Zahari Zograf 26 , et une fresque contemporaine célébrant le tsar Ivan Chichman. Le centre-ville est également cœur commercial et nœud de communication, avec un marché quotidien, des cafés, de nombreux magasins et la gare routière.

Bien que sinistrée depuis les grands bouleversements consécutifs à la chute du communisme, l’économie de Samokov est restée diversifiée : plasturgie, textile, bois, agroalimentaire (fromage, viande). La ville tire aussi une partie significative de ses ressources de l’économie touristique, avec la proximité de la station de sports d’hiver de Borovetz, la plus importante du pays et réputée internationalement, à 10 kilomètres plus au sud. Ainsi, bien qu’adossée à un massif difficile à franchir, la ville ne souffre pas de son emplacement, entre la métropole qu’est Sofia et un pôle local comme Borovetz. Elle n’est pas loin non plus de deux axes de communication majeurs : celui qui traverse la Macédoine Bulgare en direction de la Grèce, via la vallée de la Strouma ; celui qui relie Sofia à Plovdiv.

Samokov a connu une période faste lors de la Renaissance bulgare (Vâzrajdaneto). Sa vie culturelle est marquée par « l’école de Samokov », école de peinture d’icônes contemporaine du début de la renaissance (Semerdjiev, 1913 : 222) ; la ville s’énorgueillit d’avoir engendré des acteurs intellectuels de premier plan, tels Konstantin Fotinov 27 . Au cours de l’époque ottomane et jusqu’au début du XXème siècle, sa vie économique s’est particulièrement développée grâce à l’industrie du fer : la ville tire d’ailleurs son nom du terme samokov, martinet.

Tout au long de cette vaste période de transition de l’époque ottomane à la construction nationale, alors que se forment les appartenances sur des modes confessionnels ou nationaux, Samokov comporte des Bulgares, des Turcs, des Grecs, des Juifs, et en termes confessionnels des communautés orthodoxe, musulmane, juive, évangéliste 28 . Aujourd’hui, en termes de diversité communautaire, plus d’un quart de sa population est composée de Tsiganes, de confessions différentes ; la ville compte aussi un millier de Karakatchanes, sédentarisés entre les années 30 et 50. Significativement, ces groupes occupent, comme nous le verrons, des espaces opposés de la ville, mais toujours périphériques.

Lors de notre premier séjour à Samokov, en juillet-août 1995, nous logions à la metoha (ou devitcheskija manastir, couvent de jeunes femmes), que l’on désignait couramment comme « chez les grands-mères » (pri babite), parce que la plupart des religieuses étaient âgées. Pour gagner ce monastère datant du XVIIIème siècle, d’allure romantique, avec ses maisons en pisé, à colombages de bois, il fallait quitter le moderne centre-ville, par la rue du Tzar Boris III, pavée et bordée de maisons avec jardins. La metoha constituait tout à la fois un hâvre de paix, avec ses jardins fleuris agrémentés de sources, un lieu de résidence (le plus régulier était un enseignant néerlandais, que nous retrouvions séjour après séjour), et un espace fréquenté, à l’occasion des liturgies et cérémonies qui se déroulaient dans la petite église.

Par son unité de style et son caractère religieux, rythmé par le son des simandres 29 , l’endroit contrastait avec les quartiers de la ville où nous faisions nos premiers pas d’ethnologues en Bulgarie : le centre-ville, le quartier tsigane (tsiganskata mahala), le quartier karakatchane (vlachkata mahala), le quartier moderne (novo samokovo), situé de l’autre côté de la rivière Iskâr, à l’ouest, et jusqu’aux abords imprécis de la ville, terrains vagues où paissent des troupeaux de moutons, champs cultivés pour un peu d’autosubsistance. En parcourant alternativement toutes ces portions de la ville, nous naviguions entre des univers forts différents, du monde rural au centre urbain, des spacieuses villas typiques du Vâzrajdaneto (Renaissance) aux blocs d’habitation décrépits des années 80, du quartier tsigane aux allures de bidonville aux maisons à trois étages des Karakatchanes partis travailler en Grèce.

Nous passions un temps non négligeable dans l’avtogara, pour nous rendre en autocar dans les villages des environs, Raduil, Maritza, Govedartzi, Béli Iskâr, Madjaré, Belchin, Dospeï, Draguchinovo, Chipotchané… autant de terres de kourban à mes yeux ! Ces atmosphères villageoises pouvaient me sembler très variables, de l’ennui profond à l’heureuse découverte. J’ai vite eu le vague sentiment d’une opposition entre Raduil et Govedartzi : ce dernier me semblait austère et rugueux, sinistré, j’y voyais un monde masculin, notamment marqué par la boisson et une défiance vis-à-vis de l’« étranger » importun que j’étais. Le premier m’apparaissait comme accueillant, hospitalier, et j’y nouais d’emblée des relations d’enquête agréables, notamment avec les actives veuves qui s’occupaient des petites chapelles disséminées dans ses environs. C’était sans compter sur le fait que Raduil avait déjà servi de terrain à une ethnologue bulgare (Anguelova, 1948), et plus récemment à des enquêtes collectives 30 . Sa proximité de Borovetz pouvait aussi expliquer que la présence d’un Français n’y soit pas totalement incongrue…

La place centrale de Samokov, avec la mairie à gauche
La place centrale de Samokov, avec la mairie à gauche Sauf mention contraire, toutes les photos présentées dans ce travail sont de moi.
Au centre-ville, l’entrée du marché et l’
Au centre-ville, l’entrée du marché et l’avtogara (en bas à gauche)
Depuis une chambre de la
Depuis une chambre de la metoha, le réveil au son des simandres (ci-dessous)

Notes
24.

Nous étions trois étudiants à être partis de Lyon, avec l’aide financière de la Fédération des Ecomusées et Musées de Société (FEMS). Ce stage se déroulait dans le cadre du programme scientifique franco-bulgare OM2 (Observatoire des Montagnes de Moussala), qui bien que centré sur des recherches en physique et en biologie, comportait un volet sciences humaines et valorisation du patrimoine.

25.

Tzentralen Universalen Magazin, magasin central universel, galerie commerciale prototypique de l’économie socialiste.

26.

(1810-1853). Le représentant le plus célèbre de « l’école de Samokov », et un artiste bulgare de première importance.

27.

Né entre 1790 et 1800, fondateur en 1844 à Smyrne de la première revue en langue bulgare, Lioboslovieto.

28.

Avec la création à la fin du XIXème siècle d’un séminaire protestant par des Américains.

29.

Pièces de bois sur lesquelles on frappe avec un marteau en bois, pour signaler les offices.

30.

Notamment dans le cadre du programme « La culture quotidienne dans le village socialiste », 1993 (Roth, Wolf, Dobreva, Petrov, 1997).

31.

Sauf mention contraire, toutes les photos présentées dans ce travail sont de moi.