Ma première expérience concrète du kourban a ainsi eu pour cadre un village des environs de Samokov, Raduil, situé dans le massif de Rila, au sud-ouest du pays. Il s’agissait d’une fête villageoise en l’honneur de sveti Ilija (saint Elie), célébrée le 20 juillet, à l’occasion de laquelle un kourban était organisé, par un petit comité principalement composé de retraités, pour l’ensemble des villageois. Mes notes évoquent l’ensemble des opérations sur un mode factuel : il s’agissait de ce qui m’était donné à voir, à entendre, à toucher, à goûter, non pas de ce qu’il m’était permis de comprendre, car à part ce que me traduisaient parfois nos accompagnateurs Bulgares, je ne pouvais me fier qu’à mes sens et ma propre logique. J’avais l’impression abrupte de faire irruption dans un monde vivant, en marche, en ordre selon son rythme et ses finalités propres, mais qui m’échappait sitôt que je tentais d’en saisir un fragment :
« 14 moutons tués, vers 5 heures du matin. Population âgée. Le pope a sanctifié les outils, nous arrivons au dépeçage des moutons. 35 personnes. Office dans l’église orthodoxe. Cierges pour les morts. Débitage en petits morceaux, tablée de découpe. Les chaudrons bouillants : aromates et moutons en cuisson. Mouton coupé sur crochets. Tout se passe dans l’enceinte de l’église. Un ou deux jeunes tournent au milieu. Une femme prépare le riz. Une table est consacrée à la découpe des légumes, une au riz, une à la viande, une pour les viscères, un lavoir pour les boyaux, un billot pour la découpe grossière. Activité soutenue, ambiance assez gaie, ça discute pas mal. Seuls les abats sont bouillis pour l’instant. Foie. Noter la moyenne d’âge. Un kourban, c’est du mobilier. Tables, une commode, des ustensiles (chaudrons, haches, couteaux)... ».
Les notes continuent : « Le pope : pour lui, l’important, c’est la prière, la bénédiction, les cierges, pas le sacrifice, dont les gens ne parlent pas. (...) Six égorgeurs, une femme, Balkana, est chef de cuisine. Nous sommes maintenant à l’obrok, sanctuaire. “Obritcham” : consacrer, promettre. Source, arbre. L’église n’a qu’une importance institutionnelle. Rite religieux populaire : “c’est une prière en mangeant”. L’église récupère le rite. (...) Le soir, le pope sortira pour lire la prière, c’est là que le kourban est sanctifié puis mangé. Achat des moutons : cotisation du village, comité d’organisation, présidé par le pope. (...) On prend un mouton entier, sans défaut, c’est un honneur de se faire acheter un mouton pour le kourban. La victime : “comme une jeune mariée”, on lui offre le pain et le sel. “Comme on choisit une jeune femme : épaisse et belle”. Pour le bien de la maison ».
Dans cette évocation des premiers pas en « terre kourbanique », sans que je m’en aperçoive alors, sans que je parvienne à relier entre eux ces faits proches d’un état brut, la plupart des composantes rituelles, symboliques et sociales de cette manifestation socio-religieuse qu’est le kourban étaient présentes à l’état d’événement rituel, condensant non seulement une multitude de gestes, de comportements, de paroles et de sensations (dimension importante, ne serait-ce que par l’aspect « gustatif » du sujet), mais aussi de relations sociales, familiales, amicales qui le constituent en tant que fait social, le tout en rapport avec un territoire et une temporalité également marqués, travaillés, agis par la ritualité : le rituel constituait un espace-temps dans lequel j’étais aussi inséré.
De ce premier séjour a émergé un projet d’enquête : étudier la ritualité sacrificielle du kourban en tant que telle. Après un mémoire de DEA 32 , je décidais de continuer en thèse sur un sujet qui m’apparaissait alors, il faut bien le dire, d’un exotisme consommé. Le kourban me semblait un objet liminal ou transversal, participant d’un véritable maillage social, symbolique, culturel remontant dans l’histoire religieuse, culturelle, voire politique de la Bulgarie et des Balkans. Ces premiers terrains bulgares, dans la région de Samokov et les villages environnants (principalement Raduil et Govedartzi), correspondent ainsi à trois séjours échelonnés de 1995 à 1997. Ils furent à la fois constructeurs d’une approche et porteurs de remises en question, constituant ce que j’appellerai un « sous-terrain », soit un ensemble d’expériences, d’observations générales, d’intuitions, de rencontres, de lectures constituant un panorama anthropologique large, dans lequel on fait l’apprentissage de positions et de clés de lecture variées. Ces différents espaces et temps ethnographiques correspondent à autant d’étapes de la construction d’un objet et d’un regard.
« C’est comme ça qu’on prend la vie ». Le kourban (sacrifice sanglant) dans la région de Samokov (Bulgarie), Mémoire de DEA, sous la direction de François Laplantine, Université Lumière Lyon2, Faculté d’Anthropologie et de Sociologie, 1996.