C’est le déplacement sur d’autres terrains, lors de séjours longs ou de déplacements ponctuels, qui m’a permis de renouveler mes interrogations et mes axes de recherche. Ainsi de mes expériences dans la région de Strandja (sud-est) en 1996, les villages de Razgrad et Zlatija (nord) en 1998, la région de Plovdiv et notamment la ville d’Asénovgrad (centre sud) et ses environs en 1999-2000 33 et en 2002. J’y ajouterai des passages divers dans des villages et villes tels que Bobochevo en Macédoine bulgare (1997), Bansko dans le Pirin (2002), Rakitovo dans les Rhodopes (2002). Si Samokov a constitué mon terrain initial, Asénovgrad a représenté une nouvelle approche du fait rituel. D’une part, cette ville située à proximité du deuxième monastère du pays, celui de Batchkovo, et parsemée de nombreux lieux de culte, a fait du religieux un patrimoine et une réputation : à ce titre, elle est bien connue et étudiée par les ethnologues et les folkloristes (entre autres Marinova, 1996, 1998a, 1998b ; Ganeva-Raïtcheva, 2004 ; Bokova, 2004).
D’autre part, le type d’environnement d’une ville moyenne comme Asénovgrad, conjuguant des caractéristiques urbaines et rurales, me semble offrir un cadre fécond pour étudier un rituel qui est associé à un monde local rural. A ce titre, je me suis intéressé à la ville et ses environs, à l’exemple des deux villages voisins de Dolni Voden et Gorni Voden : le premier est un gros village musulman dans lequel j’ai participé au Kourban baïram (la « fête du sacrifice », qui commémore le sacrifice d’Abraham) ; le second est un village quasi-exclusivement chrétien, dans lequel se pratique un rituel de fertilité appelé Zlatnata Iabâlka (Pomme d’or). Pour toutes ces raisons, les terrains effectués à Asénovgrad et dans ses environs occuperont une place significative dans ce travail.
Mon expérience ethnographique a ainsi pris la forme d’une dizaine de séjours, de un à sept mois, pour une durée totale d’environ deux ans 34 . Elle porte principalement sur la Bulgarie, la Grèce constituant une sorte de « terrain complémentaire », qui s’est avéré particulièrement enrichissant pour plusieurs raisons 35 . D’une part, on ne peut que constater la similitude des pratiques et des traditions rituelles entre la partie de la Bulgarie sur laquelle j’avais travaillé (au sud du Balkan) et le nord de la Grèce, notamment la Macédoine et la Thrace. Au nord de la Grèce, le kourbani constitue une tradition encore vivace (Aikaterinidis, 1979 ; Georgoudi, 1979 ; Papageorgopolou et Brouskou, 1992).
D’autre part, la Grèce est un pays sur lequel, en comparaison avec la Bulgarie, les sources et travaux anthropologiques sont d’un accès relativement facile. Un certain nombre d’anthropologues, anglais et américains, mais aussi grecs d’expression anglaise et français, ont conduit des enquêtes de terrain dans ce pays, voire l’ont constitué en un terrain de référence de l’anthropologie de la Méditerranée (l’un des premiers est Campbell, 1964 ; pour une synthèse, voir Zoïa, 1990 ; Papataxiarchis, 2005). Enfin, le fait rituel et le champ religieux sont des domaines bien travaillés de l’anthropologie de la Grèce (Danforth, 1982, 1989 ; Zoïa, 1990 ; Dubisch, 1995 ; Séraïdari, 2005).
Mon intérêt pour les relations entre Bulgarie et Grèce s’est d’abord manifesté par le biais d’une communauté grécophone anciennement pastorale, les Karakatchanes, dont j’avais côtoyé certains représentants à Samokov et à Sliven (centre du pays) 36 . Dès 1997, j’effectuai quelques incursions dans la région de Thessalonique, en suivant des Karakatchanes de Samokov lors de leurs migrations pendulaires 37 . C’est surtout en 1999 et en 2000 que je m’intéressai à la pratique du kourbani dans la Macédoine grecque, notamment à Aghia Eleni dans la région de Serrès (2000), l’un des villages où l’on trouve le fameux rituel des Anasténaria, fête des saints Constantin et Héléna, qui par ses particularités (dimension confrérique, pratiques de transe, danses sur les braises) a fait l’objet de multiples interprétations (Danforth, 1989, 1991 ; Megas, 1982 ; Romaios, 1949).
Sous le nom de Nestinarstvo, les Anasténaria sont également connues et pratiquées en Bulgarie, dans le massif de Strandja, aux confins actuels entre Bulgarie et Turquie (Arnaoudov, 1996 ; I. Gueorguieva, 2001). C’est en subissant en 1924 un déplacement en Macédoine grecque, que les populations grecques ont importé le rituel avec elles. La description de ce rituel, qui comporte des kourbania, permet de faire apparaître deux dimensions importantes du fait rituel dans les Balkans : d’une part la revendication d’antériorité, d’antiquité, d’autochtonie au travers de la ritualité, d’autre part la mobilité et le changement de cette ritualité, qu’illustre le caractère translocal et transnational des Anasténaria. La comparaison d’un même rituel en Bulgarie et en Grèce, qui comporte des kourbani, m’a conduit à m’interroger sur les croisements de traditions par-delà les contextes nationaux.
De multiples allers-retours transfrontaliers, de la confrontation de sources bulgares et grecques, ainsi que de la découverte de l’ethnologie de la Grèce (notamment inspirée par les modèles anglo-saxons), a germé l’idée d’une approche multiscalaire du kourban : non pas comme un « modèle rituel » appliqué identiquement en toutes circonstances, mais comme un « genre rituel » (expression que je tenterai de définir plus loin) qui varie d’un contexte à l’autre, qui est revêtu de fonctions sociales et symboliques diverses, qui est lui-même interprété différemment en tant que pratique religieuse, tradition, mode festif, etc.
Il me semblait ainsi nécessaire d’interroger des contextes nationaux à la fois différents et similaires, des terrains ou des inscriptions culturelles diversifiés mais comparables (des rituels, des localités, des communautés variés). Il s’agissait de « désenclaver » mon objet de recherche, me sentant peu attiré par une approche monographique ou une problématique d’anthropologie du religieux à strictement parler, commençant davantage à réfléchir à une multiplicité d’usages et de pratiques du rituel. C’est finalement sous cette forme d’un rituel dont on observe la répétition non seulement au même endroit mais dans plusieurs contextes, que le kourban m’apparaissait comme un objet pertinent d’une anthropologie des (ou dans les) Balkans.
Pour ce séjour, j’ai bénéficié d’une bourse « aires culturelles » du Ministère des Affaires Etrangères, dans le cadre d’une convention entre le Centre de Recherches et d’Etudes Anthropologiques (CREA – Université Lumière Lyon2) et l’Institut de Folklore de Sofia (Académie des Sciences Bulgare).
Il n’est pas possible de mentionner toutes les personnes qui m’ont aidé lors de ces séjours, mais je tiens à remercier Bojidar Alexiev et Malina Stamatova, qui ont plus qu’accompagné les premières périodes de terrain, avant l’apprentissage du Bulgare, ainsi qu’Assia Popova, Galia Vâltchinova, Meglena Zlatkova, Krassimira Krâstanova, Irena Bokova, Tzveta Bâtchvarova.
L’extension de mes recherches en Grèce a notamment été rendue possible grâce à deux bourses d’étude de l’Ecole française d’Athènes (EfA), en octobre 2000 et en mai 2005. Je mentionne aussi l’aide ponctuelle du Groupe de Recherches et d’Etudes sur la Méditerranée et le Moyen-Orient (GREMMO-CNRS), Maison de l’Orient Méditerranéen, Lyon.
En partageant l’intérêt d’une autre étudiante, Marie-Pierre Reynet, pour cette communauté, et en faisant du terrain avec elle (Reynet, 1998).
Et ce toujours avec Marie-Pierre Reynet : en 1999, nous sommes allés fréquemment dans la commune de Thermi où nombre d’entre eux se retrouvent pour travailler dans l’agriculture, le bâtiment, des usines ou des commerces. Lors d’un autre séjour à Thermi en 2002, j’ai à nouveau retrouvé des Karakatchanes déjà rencontrés à Sliven. Au fur et à mesure, les « migrants » devenaient « habitants », achetant une maison ou un appartement, scolarisant les enfants, achetant un commerce.