Bulgarie-Grèce : des voisins en Europe

Il semble ainsi possible de situer ce travail dans un vaste champ que nous appellerons « balkano-méditerranéen », faisant faute de mieux référence à des « aires culturelles » au sens des anthropologues, mais les croisant afin de ne pas les circonscrire. Notre démarche entend constituer tout à la fois un discours dans ce champ et un discours sur ce champ. Notre objet, le kourban, est à la fois une porte d’entrée sur la Bulgarie et la Grèce comme pays du champ « balkano-méditerranéen », et le prétexte à un questionnement sur ce qui les identifie comme tels. Il fait simultanément l’objet d’une ethnologie du rituel et l’objet d’une anthropologie dans les Balkans. La Grèce constituait un choix cohérent parce qu’il s’agit d’un pays en même temps voisin et différent de la Bulgarie.

D’un point de vue historique 38 , ce sont des voisins complémentaires, car ils partagent un héritage commun : celui de peuples du millet chrétien (rûm millet) à l’époque ottomane. Ainsi, durant cinq siècles, « Grecs » et « Bulgares » 39 ont fait partie d’une même unité politique, l’empire ottoman, et d’un même groupe confessionnel au sein de cet empire ; ils partagent de nombreux traits culturels (à commencer par leur tradition orthodoxe commune) notamment dans les zones de peuplement mixtes ; ils seront enfin impliqués, entre la fin du XVIIIè siècle et le début du XXè siècle, dans des constructions nationales fort comparables mais inévitablement concurrentes. Ce sont donc aussi des voisins dissemblables, tant pour des raisons d’histoire longue que de rivalité territoriale et politique (Castellan, 1991 ; Prévélakis, 1994 ; Mazower, 2000 ; plusieurs contributions sur ces thèmes dans Balkan studies, 1984).

L’historiographie grecque a longtemps situé ce pays à part dans les Balkans, comme l’un des berceaux de la civilisation européenne (Herzfeld, 1986, 1987). La Bulgarie, quant à elle, a défini sa place en tant que nation à l’aide de marqueurs d’autochtonie tels que l’antiquité thrace, et de facteurs d’unité culturelle tels que la slavité. Sur ces bases identitaires pensées comme concurrentes, l’histoire moderne des relations entre les deux pays est ponctuée par des épisodes conflictuels, notamment dans des zones disputées et qui deviendront frontalières, telles que la Macédoine et la Thrace. Chacun garde un souvenir amer de son voisin : les échanges de population, qui ont largement marqué les Balkans entre les deux guerres mondiales, représentent des blessures vivaces dans les mémoires et les histoires familiales (pour l’exemple de la Macédoine grecque, Karakasidou, 1997 ; voir aussi Agelopoulos, 1995, 1997).

Les relations entre les deux pays oscillent entre un passé ottoman commun puis des constructions nationales différentes et souvent antagonistes, une histoire récente marquée par les oppositions idéologiques de la guerre froide et un processus de réexamen de leurs relations à l’horizon de l’adhésion imminente de la Bulgarie à la Communauté Européenne. Cette échéance peut-elle être conçue comme point de départ d’un nouveau champ de recherche sur les relations entre ces voisins, complémentaires autant que dissemblables, que sont la Grèce et la Bulgarie ?

En effet, la Grèce y gagne son seul voisin balkanique pleinement membre de l’Union européenne, et perd ainsi sa place d’unique acteur communautaire de la région, qui l’isolait autant qu’elle la plaçait dans une situation de levier régional. La Bulgarie voit là l’aboutissement de quinze ans de « transition » post-socialiste, qui l’a conduite à des changements profonds, tant économiques et sociaux que politiques : l’aspiration européenne, parfois porteuse de découragement, a constitué le butoir de la plupart des agendas du pays (Ragaru, 2002). La référence communautaire européenne contribue à modifier la vision de soi et de l’autre de ces deux pays, ce que Michael Herzfeld nomme présentation de soi (self presentation) et connaissance de soi (self knowledge) (Herzfeld, 1987).

Notes
38.

D’une manière générale, les références historiques mobilisées ne remontent pas au-delà de la période ottomane, soit la fin du XIVè siècle : il s’agit du découpage retenu par Castellan pour son « histoire des Balkans » (Castellan, 1991). Il nous semble judicieux de prendre pour référence historique la construction des cadres des nations grecque et bulgare, y incluant en amont la gestion de l’héritage ottoman, et en aval le projet européen. Bien que connaissant des mutations majeures en contexte de globalisation (Appadurai, 2001), les « sociétés nationales » restent un point de référence.

39.

Nous utilisons ces terminologies nationales par commodité, bien que conscient de l’anachronisme qui consiste à projeter des catégories nationales « modernes » sur des périodes qui précèdent les processus de construction nationale : à l’époque ottomane, les Grecs sont d’ailleurs appelés Romaioi (Herzfeld, 1987).