Les Balkans dans l’Europe : une histoire à assumer ou à dépasser ?

L’histoire commune de la Grèce et de la Bulgarie, autant faite de liens en partage qu’en dispute, ne peut se penser indépendamment de l’histoire d’une catégorie elle-même problématique, celle de « Balkans ». L’entité « Balkans » est une aire culturelle, un concept politique, une réalité géographique, mais aussi un système descriptif et normatif, et enfin un imaginaire (sur toutes ces questions, voir Todorova, 1997), né de la « question d’orient » : il s’agit de la désignation par les « grandes puissances », de ce que l’on a longtemps appelé la Turquie d’Europe, au moment où l’Empire ottoman se défaisait, laissant place à des configurations régionales inédites : les Etats-nations (Mazower, 2000).

Il convient d’interroger cette entité conceptuelle, les Balkans, et ses catégories afférentes que sont le « balkanisme » et la « balkanité » (Todorova, 1997), notamment à l’aune des changements majeurs intervenus dans les configurations régionales. Depuis son adhésion à la Communauté Européenne en 1981, la Grèce a vu changer son paysage politique, dans le sens d’une pluralisation et d’une évolution des « discours de la nation ». De nouvelles questions surgissent dans le paysage politique grec sous l’influence du processus européen, telles que l’adhésion de Chypre, de pays voisins des Balkans, peut-être de la Turquie. Devenue terre d’immigration et porte de la Communauté Européenne, la Grèce est confrontée à de nouvelles formes d’altérité (Papataxiarchis, 2005) issues de changements géopolitiques globaux 40 .

La fin de la guerre froide a entraîné une recomposition globale dont les impacts régionaux sont nombreux : la zone considérée en est un bon observatoire, en croisant des histoires récentes fort différentes et maintenant convergentes. La Bulgarie voit ses références historiques récentes (influence russe et soviétique, discours unitaire de la patrie, modèle socialiste) en plein bouleversement. La société bulgare est à un croisement, avec la constitution en quinze ans d’une diaspora, la réorientation complète (et difficile) de ses bases économiques et sociales. Le discours officiel sur la place de la Bulgarie dans les Balkans et en Europe semble avoir connu de profonds changements, dans le sens d’un renoncement à la vision nationaliste de soi que le pays avait, implicitement ou explicitement, jusque-là. Mais depuis 1989, le pays est aussi dans une situation de crise sociale chronique, euphémisée sous le terme de « transition » (prehod, voir Baïtchinska, 1997).

Localisation des lieux cités dans le texte ; Les Balkans (en haut) ; Bulgarie et Grèce du nord (en bas)
Localisation des lieux cités dans le texte ; Les Balkans (en haut) ; Bulgarie et Grèce du nord (en bas) Cette carte a été réalisée par Pierre Sintès, que je remercie pour son aide.

Comme nous le développerons à la fin de ce travail, l’un des enjeux semble de positiver la notion de « balkanité » en faisant des pays balkaniques des pays européens à part entière, avec leur propre européanité pourrait-on dire (Ragaru, 2002). On peut s’interroger sur la revitalisation, après plusieurs décennies de neutralisation de cette catégorie par la guerre froide, d’un prisme balkanique pour aborder cette région de l’Europe (Yérasimos et alii, 2002). Le délitement d’un pays voisin, l’ex-Yougoslavie, la crise globale des ex-pays socialistes et ses traductions politiques, ont réactivé le spectre d’une balkanisation.

D’un autre côté, on ne peut nier qu’une commune « balkanité » est parfois revendiquée, en réaction à des modèles de société associés à une Europe occidentale intrusive, bureaucratique, normative : en Grèce, le sentiment européen reste ambivalent (Herzfeld, 1999). Derrière des objets culturels transversaux qui renvoient à des pratiques communes entre groupes ethniques et confessionnels (par exemple le kourban), est pointée une sorte de balkanité positive, « présentable », à l’instar du « modèle de coexistence » bulgare (Gueorguieva, 1996 ; Stantchéva, 1996) censé attester des échanges, des croisements, des fonds communs autant que des « bonnes distances » entre les peuples.

Notes
40.

Ainsi de l’immigration des Pontiques après la disparition de l’Union soviétique (Bruneau, 2000).

41.

Cette carte a été réalisée par Pierre Sintès, que je remercie pour son aide.