2) Du terrain au texte, du texte au terrain

Du voyage au terrain

La cohue des babi (pluriel de baba, grand-mère) se précipitant vers nous, une assiette de kolivo et une cuiller à la main, à la sortie de l’église ; la torpeur accablante de cette place de village où nous laisse un autobus, et qui semble seulement peuplée d’ivrognes ; la traduction douloureuse des propos de ce berger pomak de Iakorouda racontant, dans un refuge du massif de Rila, la sombre période de la bulgarisation forcée des noms musulmans ; nos colocataires de la metoha (couvent) de Samokov, en rupture de ban, semblant se cacher d’une mafia diffuse ; les arbres resplendissants cachant les maisons bourgeoises de la rue Ivan Vazov, à Plovdiv au mois d’août ; ces mulets chargés de valises encore étiquetées depuis l’aéroport d’Amsterdam, croisés sur un chemin de crête désert du mont Moussala 42 , le groupe de touristes loin derrière ; le horo (ronde) dansé avec perplexité sur la place centrale d’un quartier tsigane, devant deux cents paires d’yeux ébahies de tant d’exotisme (des Français dans le mahala ! 43 ) ; filles maquillées et habillées de façon provocante allumant solennellement des cierges à Pâques ; limousines allemandes flambant neuves qui se fraient un chemin parmi les trous et la boue des ruelles ; femmes pomaks aux habits incroyablement bariolés attendant l’autobus…

Dans les parenthèses rêveuses de l’écriture, lorsque l’on triche un peu avec un sujet de thèse qui à force d’être objet d’analyse en vient parfois à perdre ce caractère vivant, contrastif qui donne sa profondeur particulière à l’expérience ethnographique, survient la foule des impressions premières, celles des séjours novices, dès 1995. Bribes, détails, impressions, paysages, d’une saveur ou d’une teneur dont on n’est pas toujours certain, mais qui incorporent littéralement l’expérience du terrain. Le terrain a ainsi commencé par un voyage, et la Bulgarie s’est d’abord présentée à moi comme un paysage, dans tous ses contrastes.

Ce n’est pas seulement des faits engrangés par l’observation ou des données récoltées à des fins documentaires, dans les livres, les musées, les archives, etc. que provient la perception initiale du « terrain » : il y a la masse de ces détails, sensations, intuitions, accumulés sans autre but que de s’orienter dans un autre quotidien. Un ensemble de choses vues, lues, entendues, palpées, goûtées sans esprit de système (ou de méthode) et que l’on rapporte parfois à son insu, sans les déclarer à la douane : le « relevé » de « nos cinq sens humains » (Agee et Evans, 2002 : 115).

Notes
42.

Situé dans le massif de Rila, Moussala est le plus haut sommet des Balkans, avec ses 2925 mètres.

43.

Mahala : quartier.