Rendre compte d’une expérience

Ces impressions premières font partie intégrante de la démarche de recherche : elles nous semblent participer d’un mode « micrologique » de la connaissance (Laplantine, 2003), qui suppose d’admettre que l’on passe par une infinité d’expériences, y compris celles, initiales, de la découverte. La question est alors : comment élaborer ces expériences en connaissances ? La scientificité de la démarche ethnologique me paraît relever de deux exigences indissociables : le travail d’objectivation et l’effort d’ordonnancement des données en vue de leur analyse, l’énonciation des multiples positions qui ponctuent cette démarche et lui confèrent sa forme spécifique 44 . Il convient d’expliciter la construction mutuelle du terrain et du texte.

Produit concret de la recherche, ce dernier n’est pas seulement un résultat à visées conclusives, un terme qui marquerait l’aboutissement du mouvement de la réflexion, mais un état déterminé de ce mouvement. Le travail d’écriture est une instance particulière de l’ethnologie : le passage de l’expérience au récit, l’ouvrage et la mise en forme d’un sens et d’un soi, la « construction d’un soi par la fiction » (Clifford, 1996 : 113) 45 . Pour présenter ma démarche de recherche, j’aurai recours à deux modes d’analyse du discours anthropologique : le mode interprétatif et le mode réflexif. Ils permettent d’interroger la manière dont la construction d’un objet renvoie simultanément à la position d’un sujet (Clifford, 1996) et à l’exposition d’un contexte (Kilani, 2000b).

Toute activité de recherche procède initialement d’une expérience globale, plurielle et contrastée, qui déborde le champ patiemment balisé et cultivé par l’enquête et l’analyse. Comment rendre compte, dans le corps de la recherche, des multiples conditions du « terrain » dans son ensemble et de l’ethnologie en construction ? On n’arrive pas ethnologue sur le terrain, on devient l’ethnologue du terrain se construisant : on est autant construit par le « terrain » qu’on le construit. L’ethnologue et les gens qu’il cotoie sur le terrain négocient mutuellement où se poser, où poser les regards, les mots, les gestes : ils coproduisent ce qui deviendra une ethnologie 46 . Le terrain constitue ainsi un espace-temps d’interaction avec des personnes, par rapport auquel nous sommes tour à tour impliqué et distancié, en mouvement continu entre plusieurs échelles d’observation et plusieurs perspectives interprétatives.

Un terrain n’est pas seulement construit au travers d’un objet, mais doit être conçu dans sa globalité, impliquant ce que j’appellerai le « sous-terrain » (terme également employé par Abélès, 2002) : les multiples formes que prend l’expérience ethnographique. On trouve dans le sous-terrain tout ce qui échappe aux conceptions exclusivistes et puristes qui voient dans le travail académique le véritable substrat anthropologique, mesuré, épuré, affranchi des préjugés. A l’approche objective et objectivante du terrain, comme travail de construction du contenu, de découpage de l’objet, répond l’approche subjective et subjectivante du sous-terrain, qui restitue le clair-obscur de l’expérience ethnographique. Elle articule les passages de l’expérience à l’analyse, du ressenti au compris, du vécu au narré. Pour reprendre la métaphore cinématographique dont fait usage François Laplantine pour décrire la description (Laplantine, Nouss, 2001 : 305-308 ; Laplantine, 2003c : 45-46), le « sous-terrain » est tout ce qui se situe « hors-champ » du travail ethnologique comme construction d’un objet, mais dont la prise en compte s’avère nécessaire pour comprendre la succession des étapes qui ponctuent le terrain et leur réagencement en récit.

Loin de l’héroïsation de l’ethnologue jamais pris en défaut et plein de ressources, qui serait sur le terrain comme dans son « milieu naturel », le travail d’enquête ne m’a jamais paru aussi naturel et évident qu’il ne mérite une explicitation et une formulation. L’expérience d’un terrain étranger mobilise l’intégralité de nos ressources. Il nous met parfois dans des situations d’incompréhension et de naïveté pouvant aboutir à des remises en cause de notre présence même sur le terrain, et de la manière dont nous nous concevons sur ce terrain 47 . Dans l’ethos de l’ethnologue au travail, le « bonheur de ne pas comprendre » (Pouillon, 1993) a pour pendant « l’état anxieux » (Devereux, 1966) 48 . Le fait de centrer mon attention sur un rituel comme le kourban fut parfois un carcan duquel je me demandais comment m’extraire et rendre compte, en même temps qu’une occasion inouïe de stimuler ce que j’appellerais le travail de fiction ethnologique.

Ce travail suppose d’intégrer tout ce qui est vécu lors de l’expérience ethnographique comme une composante à part entière de notre mode de raisonnement et de ressenti, et non comme une pure succession de « données ». L’expérience de terrain comprend des éléments sensibles, intellectuels, sensoriels, esthétiques, ludiques, etc. Elle accorde une place spécifique au déplacement et à l’improvisation. Elle est enfin porteuse de désillusions et de remises en cause : sur le terrain, l’autre n’est pas ce que je croyais et je ne suis pas ce que je pensais. Ainsi, les choses ne se laissent pas comprendre, mais elles sont réagencées par la démarche de recherche. La construction de cette démarche n’est pas un travail linéaire, strictement procédurier ou technique : elle alterne des phases d’accélération, de ralentissement, d’harmonisation ou de chaos, lors desquelles s’opèrent des choix théoriques imprévus qui viennent influer les options méthodologiques initiales.

Notes
44.

Comme disait Foucault de son propre texte, « à chaque instant, il prend distance, établit ses mesures de part et d’autre, tâtonne vers ses limites, se cogne sur ce qu’il ne veut pas dire, creuse des fossés pour définir son propre chemin. A chaque instant, il dénonce la confusion possible. Il décline son identité, non sans dire au préalable : je ne suis ni ceci ni cela. Ce n’est pas critique, la plupart du temps ; ce n’est point manière de dire que tout le monde s’est trompé à droite et à gauche. C’est définir un emplacement singulier par l’extériorité de ses voisinages ; c’est (...) essayer de définir cet espace blanc d’où je parle » (Foucault, 1969 : 27).

45.

« La compréhension ethnographique (une position cohérente de bienveillance et d’engagement herméneutique) doit être considérée davantage comme une création de l’écriture ethnographique que comme une qualité réelle de l’expérience ethnographique ».

46.

Le terme de « coproduction du savoir » par l’ethnologue, ses interlocuteurs sur le terrain et les différents acteurs (professionnels, institutionnels, etc.) impliqués dans la recherche avait été employé par Noël Barbe, Conseiller à l’ethnologie au Ministère de la Culture, Direction Régionale des Affaires Culturelles en Franche-Comté, dans le cadre d’une mission de recherche/action que j’avais accomplie en 2001 au sein du Parc naturel régional du Haut-Jura. Il me semble bien caractériser le travail médian de l’ethnologue, amené à impliquer ses interlocuteurs, quels qu’ils soient, sous une forme ou une autre, dans son écriture, leur demandant implicitement ou explicitement de produire ce que l’ethnologue va re-produire, post-produire, etc.

47.

Les aléas et les impondérables inhérents à tout travail empirique en sciences sociales se trouvent grandement augmentés s’agissant d’un terrain allogène dont la facilité d’accès diminue en fonction du nombre de préalables à acquérir : maîtrise suffisante des modes d’expression, accoutumance à un mode de vie permettant d’acquérir un minimum d’automatismes, notamment dans les relations quotidiennes qui constituent souvent la nourriture de base de la recherche, mise en place progressive de points de repères culturels, historiques, politiques, etc. qui nous rendent peu à peu aptes à nous orienter dans un certain nombre de situations, à improviser et à décliner des « identités » ou plutôt des « positions » différenciées selon ces situations, découverte progressive enfin de l’étendue du territoire exploré, étendue qui dépasse le seul plan scientifique...

48.

Dans le cas d’une thèse, édifice fragile, conçu dans un relatif isolement, cet état anxieux est souvent un état d’indétermination.