Un « léger gauchissement »

Je me suis longtemps représenté mon approche ethnographique comme une tension permanente entre désir et réalité, une sorte de balancier qui, alternativement, vous projette des nimbes de la spéculation intellectuelle vers le rivage abrupt des faits ou, vous plongeant dans le quotidien, semble différer en permanence le moment de la compréhension. Cette diffraction des données et des pensées est une dimension intégrante de la démarche de recherche, du travail de construction d’un terrain et d’un objet. Le propre de l’expérience ethnologique est le décalage : c’est en expérimentant une position médiane entre immersion et distance que l’ethnologue entend produire une connaissance singulière. Lui-même acquiert cette expérience sur le terrain : qu’on la nomme décentrement, implication, participation, etc., qu’elle soit intuitive ou intégrée à une méthodologie, elle a été abondamment décrite par les ethnologues. Chez certains, elle alimente le journal intime écrit en négatif du travail scientifique proprement dit, chez d’autres elle constitue le texte ethnologique lui-même (Rabinow, 1977) : en tout cas elle constitue le cours normal des choses qui surviennent sur le terrain.

Bien que n’ayant rien de spécifiquement ethnologique (les ethnologues n’ont pas le monopole de l’expérience du décalage), ce sentiment ou plutôt cette posture en décalage sont en général posés comme un préalable : la capacité de se déprendre de soi, d’oublier ses propres catégories et de se mettre à la place de... On s’essaye alors à une forme de mise en veille des catégories du jugement, en goûtant, regardant, touchant, ressentant sans esprit de système, en exacerbant à souhait nos sens et notre conscience. La posture en décalage implique autant de découvertes stimulantes que de déconvenues, de « glissements de terrain », qui participent de notre manière de faire du terrain, qui témoignent des modes multiples de compréhension et d’expérimentation que l’on est amené à bricolersur le terrain. Ce dernier est composé tout autant de morceaux épars que de séquences cohérentes : il prend ses formes à certains moments et dans certains lieux, et pour des raisons qui échappent parfois. Dans le foisonnement du terrain, nous expérimentons l’imbrication des concepts, des prospects, des affects et des percepts, pour reprendre des termes qui tentent de qualifier différentes manières de mettre « un peu d’ordre pour nous protéger du chaos » (Deleuze et Guattari, 1992 : 189) 49 .

Mais pour être élaborée en objet anthropologique, il faut admettre que cette posture n’est jamais purement passive, comme un lâcher prise dans lequel on s’abandonnerait au terrain, dans l’idée que l’Autre s’y révélerait dans l’oubli de soi. Elle est nécessairement active, dès lors qu’elle relève d’une intention (celle qui nous a conduit ici), dès lors que l’on décide même de se déprendre de soi, dans l’illusion de l’immédiateté de la rencontre. Plutôt que d’imaginer se défaire des « filtres de l’expérience » (Douglas, 2001 : 56), il nous faut donc les travailler, les élaborer, les éprouver. Dès lors qu’il est problématisé, ce travail de la différence, de l’écart, du décalage, de l’oscillation, du « léger gauchissement » 50 , nous éloigne sensiblement des figures mythiques de l’Autre ou de l’étranger, souvent érigées en absolu de notre discipline. A l’encontre de la fusion empathique, qui n’est qu’une identification de plus, cette pluralité d’expériences reste toujours attentive à l’entre-deux, ou plus exactement à la « tension » ou à « l’oscillation » « entre l’autre et le moi, l’universel et le singulier, la description et l’explication » (Laplantine, 2002), qui n’ont que peu à voir avec la conception romantique d’une ethnologie idolâtre de l’Autre par principe.

Notes
49.

Pour Deleuze et Guattari, ces termes désignent des opérations spécifiques, des activités distinctes de la philosophie, qui crée des concepts, de la science qui crée des prospects (des énoncés propositionnels), de l’art qui crée des affects et des percepts. Pourrait-on y ajouter décept, intercept… ?

50.

« Vous n’auriez pu déceler le moindre détail qui n’eût pas été également possible autrefois, mais tous les rapports s’étaient légèrement gauchis » (Musil, 1957 : 74, je souligne). J’emprunte cette expression à Musil, qui accorde une importance particulière à l’idée qu’« une petite variation peut faire une très grande différence » (Bouveresse, 1993 : 32, je souligne).