3) Paysages ex-socialistes dans le brouillard de la « transition »

Contrastes et contextes :

Le paysage de la Bulgarie ex-socialiste m’apparut notamment sous la forme de chocs spatiotemporels : immenses blocs d’habitation émergeant de nulle part, en lisière des villes, aux pieds desquels on trouve des troupeaux de moutons mis en commun par des particuliers ; bâtiments d’avant-garde, déjà en ruines faute d’entretien, vestiges du futur déjà désaffectés à peine finis ; complexes industriels inactifs faits pour accueillir des milliers d’ouvriers jouxtant des villages de mille habitants, et au pied desquels quelques villageois armés de faux travaillent un carré de terre ; une certaine unité de ton héritée de la standardisation communiste, de moins en moins sensible au fil des ans, à mesure que s’estompent ses couleurs et ses emblèmes, et que s’en forme la mémoire 51 … Comme si le futurisme le plus volontaire avait laissé un certain nombre de ruines quasiment susceptibles d’une archéologie (ces complexes industriels surdimensionnés, désaffectés, au cœur de la campagne). Inversement, le passé, voire le passéisme, se sont inscrits au cœur du quotidien par différents biais (la fresque dédiée au tsar Ivan Chichman à Samokov ou les vestiges romains enserrés dans le béton du centre de Plovdiv).

L’écart entre une capitale comme Sofia et des villages perdus dans les Rhodopes est monumental, et un voyage entre différents points du pays nous entraîne d’un extrême à l’autre : de l’ambiance d’une capitale européenne aux charrettes de foin et aux fourches, des embouteillages à des chemins de terre sans éclairage, de l’immigration chinoise ou vietnamienne aux maisons désertes pour cause de départ à l’étranger ou d’exode des jeunes, de la techno au kourban. Cette Bulgarie me semblait composée de la coprésence de multiples strates temporelles et culturelles, aux intersections du changement social. Dans ce paysage ex-socialiste, impossible de se défaire de l’impression qu’une Bulgarie, dans laquelle ont vécu plusieurs générations et que seuls les adolescents ou les très jeunes adultes n’ont pas connu directement, cède la place à une autre Bulgarie, avec ses incertitudes et ses espoirs, ses changements rapides et irréversibles, mais aussi ses réminiscences. Ces contrastes visibles et aigus, qui semblent de prime abord exotiques... voire balkaniques, tout cela fut probablement l’effet d’un pays méconnu en France, par rapport auquel un Français dispose de peu d’images préconçues.

Notes
51.

Une telle mémoire du socialisme apparaît dans de nombreuses enquêtes, émissions, publications, qui tournent généralement autour de questions telles que « qui sommes-nous ? » (koï sme ?), « comment nous représentons-nous ce que nous sommes ? » (kakvi si predstaviame tche sme ?), etc. Cette dernière question a fait l’objet en 2002 d’une enquête dont l’un des chapitres s’intitulait « que et comment se rappelle-t-on du socialisme ? » (kakvo i kak si spomnime ot sotzialisma ?) : entre autres réponses portant sur les « symboles du socialisme bulgare » : « les queues pour acheter des oranges et du chpekov salam [sorte de saucisse], la boza [boisson à base de mil fermenté] à 5 stotinki, les petits chocolats kuma lisa, les chewing-gums ideal, Korekom, radio Horizont, l’émission « Bulgarie – dossiers et documents », qui commence toujours par la même chanson – « kon do konia, mila moja maïno ljo », le « réveil gymnique » fizzarjadkata avant l’école, les voitures russes, les salutations de baï Tochosurnom de Todor Jivkov aux étudiants le 8 décembre au NDK Narodnia Dom na Kultura, Maison Populaire de la Culture, construite alors que Liudmila Jivkova était ministre de la culture dans les années 80, la confection dans les Detmag magasins pour les enfants, le programme soviétique à la télévision le vendredi soir, les téléviseurs Véliko târnovo, les lave-linge Perla, les bonbons russes... ».