Mais c’est surtout du contexte global dans lequel se trouvait alors le pays que provient ce sentiment d’une histoire à la fois en suspension et en accélération : nous sommes, au milieu des années 90, au cœur de que l’on a appelé la « transition démocratique ». « Transition » (prehod) est le terme par lequel on désigne généralement la période qui suit l’effondrement du communisme, la démocratisation du pouvoir, l’avènement du pluralisme politique, la « désétatisation », l’adoption d’une économie de marché et l’horizon de l’intégration à la communauté européenne. Ce terme aussi imprécis que global 52 suggère à quel point la société bulgare des années 90 est hantée par l’effondrement du socialisme, et déroutée par les mutations rapides qui l’affectent tout entière. Il montre aussi que, dans les tentatives de saisir ce présent inédit, surgit un problème de terminologie : comment dire le changement en cours avec un vocabulaire qui n’emprunte, ni à la rhétorique socialiste, ni à celle de la nation ? La notion de « transition » ne serait-elle pas le pendant « démocratique » et « libéral » d’une notion autrement marquée politiquement et historiquement, bien qu’elle ait été également utilisée à propos des événements de 1989 : celle de « révolution » ? 53 .
L’effet le plus visible de cette « transition » est un creusement brutal voire critique des écarts, des clivages, à tous les niveaux et dans des registres variés. La disparition d’une classe moyenne emblématisée par le régime socialiste 54 s’est faite au profit de deux pôles économiquement opposés selon leur adaptation au nouveau contexte libéral 55 ; le retour à une agriculture manuelle, parcellaire et fruste contraste avec le développement rapide des moyens de communication et la libéralisation des échanges ; au démantèlement des services publics s’oppose l’éclatement des réussites privées et des logiques de réseau ; la ghettoïsation généralisée de certaines catégories de population, comme les Tsiganes, cotoie les professions de foi « droits de l’hommistes » censées participer de la respectabilité démocratique récemment acquise ; d’un côté l’enclavement critique des régions périphériques de montagne, désertifiées, de l’autre côté l’accroissement de la mobilité par la migration ou les échanges pendulaires... Dans un autre registre, la cohabitation récente entre un président de la République issu des rangs communistes et un premier ministre qui n’est autre que le Tzar revenu d’exil, offrait un raccourci emblématique et ironique de ces multiples contrastes.
De la défunte société communiste, la notion de « transition » donne l’impression d’un édifice monolithique qui se serait fissuré et effrité sous les premiers coups de boutoir de la démocratie. Comme si avec la fin du régime Jivkov (officiellement le 10 novembre 1989), c’est tout une vision du monde qui s’était effondrée et qui se remodèle depuis, toute une histoire récente du pays qui subissait une sorte de réexamen pratique, une crise quotidienne chronique, des échelles territoriales qui se voyaient bouleversées et reconfigurées, des modes sociaux entiers qui entraient en mutation. Il y a pourtant une illusion d’optique à considérer ainsi le passage de l’unicité à la multiplicité, et à le calquer sur une périodicité historique. Ce monolithisme apparent est démenti par la pluralité des expériences singulières et contrastées du socialisme (Dreyfus, Groppo, Ingerflom, Lew, Pennetier, Pudal, Wolikow, 2000).
C’est ce qu’illustre le cas de la vie religieuse orthodoxe dans la Bulgarie socialiste : le « réflexe explicatif (…) du renouveau religieux postcommuniste » (Vâltchinova, 2002 : 79), d’un “grand dégel” d’une vie religieuse jusque-là congelée, oppose terme à terme monolithisme et dynamique, unitarisme et pluralisme, socialisme et transition. Il empêche de considérer les multiples manières de « faire (sur)vivre le religieux dans la société communiste », tant du point de vue des rapports entre clergé et Etat que des pratiques rituelles, de la patrimonialisation des lieux et objets de culte, ou de l’apparition de formes alternatives de rapport au sacré (Vâltchinova, 2002). Ne faut-il donc pas commencer par se défaire de l’idée d’un « bloc socialiste » qui serait pleinement identifiable, datable, localisable, etc. et donc relégable, sinon récusable ? Comment traiter un passé aussi récent, aussi dense, aussi densément passé que densément récent, « un passé qui ne passe pas » (Deyanova,2001a : 260) ? Qu’est-ce qu’une transition qui prend à ce point le caractère d’une époque ? La « démocratie » elle-même ne fournit-elle pas la preuve de son propre caractère évanescent, insaisissable, fragmentaire ?
« Transition » est le terme usité par les experts, les médias ; dans les conversations courantes, on utilise davantage le terme « changement » (promjana).
On a pu parler de « révolution douce » (soft revolution) à propos de la Bulgarie, où c’est notamment une classe politique formée par le régime précédent qui se « convertit » aux nouvelles valeurs.
Par exemple les « ingénieurs », que l’on pourrait analyser comme une catégorie sociale en soi, symbole de l’accès à la responsabilité sociale par l’éducation.
Pour une approche empirique de ce creusement des écarts synonyme d’apparition d’une nouvelle pauvreté, voir Lory (2002 : 161-173).