Modernité figée ou « transition » perpétuelle ?

Le paradoxe de la « transition » est que, tout en suggérant un mouvement, un passage vers un autre état, elle semble également constituer un état global et durable. Elle serait non seulement un fait social, et à ce titre un objet d’étude pour les sciences sociales, mais un phénomène qui affecte ces sciences elles-mêmes et les conduit à redéfinir leur place dans la société (Baïtchinska, 1997 : 7). La conception « transitive » des mutations des pays ex-socialistes renvoie à un « modèle hégémonique » occidentalocentré (Vibert, 2003 : 164-166). La notion de transition est généralement considérée d’un œil critique en raison de ses contenus développementalistes voire néo-évolutionnistes (Giordano, Kostova, 1997 : 130-132 ; voir aussi Balandier, 1971). Tout ce qui qualifie un état transitif par rapport à une norme qui correspondrait au modèle dominant des sociétés modernes occidentales est désormais sujet à caution (Assayag, 2005).

La transition s’inscrit par ailleurs dans un mode de lecture du présent, du monde contemporain, finalement assez restreint et partial : ce que Marc Augé désigne comme pensée du « consensus », soit la tendance à identifier un état global (et final) du monde autour de l’alliance entre démocratie et libéralisme (Augé, 1999 : 31-60), un état qu’il suffirait de rejoindre dans le cas des pays ex-socialistes. Elle ne rend plus compte des dynamiques observables dans un contexte globalisé, de même que la notion d’« ordre du monde » semble insuffisante pour appréhender les incertitudes globales actuelles. Ainsi, en Bulgarie, dans une même société, différents « mondes » se superposent, s’entrecroisent et s’entreproduisent : des mondes « pluriels » (Affergan, 1997), qui supposent une anthropologie elle-même plurielle.

Des décloisonnements tels que ceux qui émergent des restructurations en cours dans les ex-pays socialistes, nécessitent certainement des outils d’analyse décentrés et ouverts à des modèles heuristiques différents. Mais il convient aussi de saisir l’expérience socialiste elle-même comme réalité dynamique, à l’exemple des multiples ruses et accomodements déployés pour vivre au quotidien le « projet » socialiste, à l’instar des transformations opérées par les habitants et les usagers dans les lieux de vie et de travail ou les espaces symboliques créés par l’Etat (Ditchev, 1995) 56 . Une approche en termes de continuité et/ou de rupture s’avère ainsi impropre à saisir l’entremêlement de réalités impliquant fortement des expériences vécues et en cours. Le passé ne passe pas toujours par les voies et les voix qu’on lui ménage : il ne suffit pas de dynamiter un mausolée pour réécrire l’histoire 57 .

On ne raye pas purement et simplement de la carte intime individuelle et collective un pan de mémoire ancré dans le quotidien et le paysage. Dans le vécu post-socialiste, la « sphère publique de l’histoire » (Deyanova, 2002) est toujours fortement personnalisée et personnalisante : d’une part le sens est condensé dans des signes (monuments, personnalités, événements...) ; d’autre part la compétition pour le sens attribué à chaque symbole semble toujours (sauf peut-être chez la très jeune génération) engager un « nous » face à d’« autres ». La mémoire du communisme reste chaude et frictionnelle.

S’il n’est pas opportun d’opposer un avant figé et un présent éclaté, on peut mettre l’accent sur les particularités de l’expérience communiste : en référant toute chose à une idéologie officielle, le régime concevait certainement la société comme un bloc, une unité insécable de l’individu à l’Etat. Déjà tel que formulé par Lénine, le projet socialiste entend subordonner le social et toutes ses composantes à l’autorité du parti (Ingerflom, 1988) 58 . Plus largement, cette conception unitaire du social est au cœur des analyses qui voient dans l’objectif du totalitarisme l’établissement d’une « société de masses », « un système où l’Etat prétend nier l’extériorité du Social, masquer les contradictions de celui-ci et empêcher la transformation du sujet en citoyen » (Ingerflom, 1988 : 248-249).

L’Etat socialiste entendait influer sur le mode de structuration de la société et la manière dont ses membres, individus ou communautés, se définissent en son sein, en appelant pour ce faire à un avenir toujours radieux et en projet. Les caractéristiques (religieuses, ethniques, sociales) qui permettaient à ces individus ou ces communautés d’articuler des différences au sein de la société, étaient soit niées parce que représentant une menace sociale potentielle, soit neutralisées de telle sorte qu’elles ne devaient pas jouer un rôle significatif, mais seulement secondaire et symbolique, dans un tissu social constitué d’interactions denses et directes entre la personne et l’Etat, l’individu et la société.

Le « socialisme scientifique » 59 consistait à créer et imposer le cadre des relations sociales, en aménageant au besoin les formes sociales antérieures de telle sorte qu’elles coïncident avec la rationalité propre au système. L’idéologie moderniste d’arrachement au lieu et au temps (mobilité des individus, futurisme proclamé) cohabitait avec la référence au passé et à l’autochtonie. C’est toute la spatialité et la temporalité de la société qui pouvait être mise à contribution, afin que tout, du territoire et du passé, entre dans le projet socialiste, et le serve. Les mutations causées par le socialisme ont été parfois fulgurantes, et souvent pensées comme telles : industrialisation, urbanisation, installation de populations, mais aussi catégorisation sociale (état-civil), politisation immédiate de tout trait culturel ou rituel. Il devient alors difficile de saisir la « transition » comme une situation inédite issue du déclin de l’expérience socialiste : au vu des mutations accomplies au nom de la modernité socialiste, on peut plutôt saisir l’expérience de la modernité elle-même comme une « éternelle transition », qui dans les pays ex-socialistes aurait seulement changé de sens avec la fin de l’Etat socialiste (Ditchev, 1995 : 41).

On a pu voir dans cette forme de modernité une « illusion », et dans la chute de l’Union Soviétique « le passé d’une illusion » (Furet, 1994), annonçant par ailleurs la victoire des démocraties libérales. Mais y compris dans ses dévoiements funestes, le communisme en tant qu’idéologie prend entièrement place dans le cheminement de la « modernité », « une modernité autre » (Deyanova, 2001b : 190) 60 . Même si l’on ne peut probablement pas comprendre tout à fait ce que signifiait vivre dans un pays communiste sans l’avoir réellement vécu, ce n’est pas pour autant l’expérience exotique d’« autres » que « nous », un « ailleurs » ou un « avant » inappréhendables.

D’abord parce que cette expérience ne se résume pas à un bloc monolithique, et a elle-même fait l’objet d’une pluralité de vécus, ensuite parce qu’elle a constitué, même dans sa négativité, la forme concrète d’une vision du monde et de la société qui nous renvoie à notre histoire commune : celle de la modernité et de ses limites. Ainsi, le débat qui touche à la « transition démocratique » des pays ex-socialistes ne concerne pas que l’histoire et l’historiographie 61  : il a aussi des conséquences anthropologiques, parce que l’histoire ne constitue pas une force autonome mais prend forme dans des relations sociales et des configurations culturelles contemporaines (Noiriel, 1998). Les objets et les notions étudiés par les anthropologues se constituent dans une histoire (un mouvement d’ensemble qui définit des courants d’idées, des tendances) et dans des histoires (des biographies individuelles ou collectives, des temporalités).

Notes
56.

Ainsi des complexes d’habitation dans lesquels les « migrants » du monde rural amenaient le « village » (Ditchev, 1995 : 40-41).

57.

En août 1999, il fut décidé de raser le mausolée qui contenait la dépouille du « père » historique du communisme bulgare, Gueorgui Dimitrov, par ailleurs situé devant le musée d’ethnographie à Sofia (Ditchev, 2001). Le dynamitage fut en fait une succession de ratés, le mausolée s’avérant plus résistant que prévu. Surtout, la réaction la plus commune fut de se demander si les « démocrates » au pouvoir n’avaient pas autre chose de plus urgent à faire pour le pays ! Le rejet démonstratif du communisme, pensé comme un gage de modernité et d’« européanité », ou plutôt de « communautarisme européen », atteste de la « guerre des mémoires » (Deyanova, 2002).

58.

Dans le modèle de l’URSS, selon Claude Lefort, « entre l’Etat et la société civile le clivage se fait invisible » (cité par Ingerflom, 1988 : 247).

59.

Une forme de construction politique qui se conçoit comme application scientifique du marxisme, et se distingue de la social-démocratie basée sur des valeurs avant tout éthiques (Ditchev, 1991 ; Boia 1994). Ainsi des clivages techniques et institutionnels qui compartimentaient, en ethnologie par exemple, les domaines distincts de la « vie matérielle » et de la « vie spirituelle », ou de l’application méthodologique de la distinction entre « infrastructure » et « superstructure » (dont la religion fait partie).

60.

« Le socialisme est une modernité autre, sans société civile, sans institutions publiques autonomes ».

61.

Parce qu’il se présente à la fois comme révision des conceptions idéologiques de l’histoire (au premier chef la conception marxiste), comme jugement sur le rôle politique de l’historien (ce qu’atteste bien la polémique autour du « Livre noir du communisme ») et comme retour sur l’histoire moderne. Un historien aussi peu suspect de néo-libéralisme qu’Hobsbawm fait s’arrêter le « court vingtième siècle » à 1991, soit le putsch avorté qui mènera Eltsine au pouvoir en Russie.