4) Terrain et « sous-terrain »

Jours tranquilles et intranquilles à Samokov...

Temps morts, situations floues… Telles sont les impressions que je garde du dernier séjour long que j’ai effectué à Samokov au printemps 1997 62 . C’était mon premier terrain seul en Bulgarie, et bien que ne me sentant pas encore autonome sur le plan linguistique, j’avais renoncé à faire appel à un interprète, ayant pris conscience des travers d’une situation de truchement dans laquelle j’exigeais beaucoup et apportais peu, et qui différait le moment d’une expérience plus étroitement personnelle. L’écart entre mes propres limites, que je découvrais brutalement, et les exigences du travail de terrain, recouvrait tout d’un voile d’opacité.

Mes quelques incursions sur mes terrains précédents me laissaient un goût amer, d’insatisfaction, de barrière relationnelle. Je ne pouvais m’extraire de la tête l’idée que je dérangeais, que je gâtais mes terrains, que ma présence était trop visible, trop exigeante : je ne parvenais plus à me mettre en situation d’enquête. Bref, je vivais mal l’étape du retour sur le terrain, après un DEA et un projet de thèse desquels je me sentais prisonnier. Pourtant, avec le recul, ce séjour ne m’en apparaît pas moins comme une étape nécessaire du terrain en chantier : celle des interrogations et des transitions.

Face à ces doutes, j’ai trouvé un échappatoire dans plusieurs expériences buissonnières, que sur le moment, je ne concevais pas comme relevant d’une pratique ethnographique, ce qui montre bien que l’ethnologie se construit en même temps que le « terrain » se formule. Je me promenais, visitais des gens, plus ou moins familiers, fréquentais des lieux que peut-être je me serais interdit dans d’autres circonstances. Je naviguais dans des eaux qui m’apparaissaient plus agréables que celles de mon terrain « officiel », ou qui tout simplement m’étaient les mieux autorisées à ce moment précis. Mes activités se sont alors partagées entre l’écriture, la lecture, l’écriture de lettres et la fréquentation de ma famille d’accueil et leurs proches 63 .

Je passais aussi du temps au centre de Samokov, dans les cafés, à la bibliothèque avec Mira, la bibliothécaire, sensible et chaleureuse, allant visiter mes amis et connaissances du musée, Mitko son directeur, qui savait joindre l’utile à l’agréable, m’aidant dans mon travail tout en nous proposant des échappées salutaires sous forme d’excursions ou d’invitations à la maison 64 . Il s’agissait ainsi d’éprouver les dimensions cachées du terrain que peuvent être la passivité, l’attente, l’arythmie, l’oubli temporaire des raisons de sa propre présence. Parlons de ces faits microscopiques, ces « tout petits liens » (Laplantine, 2003), illustrations d’un quotidien décalé, qui nous décale et que l’on décale tout à la fois.

Notes
62.

Avril-juin 1997. J’y avais passé cnq semaines en juillet-août 1995 et deux mois en avril-juin 1996.

63.

Dans la cuisine, j’écoutais beaucoup RFI sur les fréquences internationales : j’y appris un soir avec surprise que Jospin était premier ministre. Ce contact avec l’actualité française me fit davantage ressentir mon éloignement.

64.

Merci à Anneta pour ses repas !