Je passais une grande partie de mon temps dans le quartier karakatchane, où nous habitions. Améliorant mon bulgare, ce fut l’occasion de discuter plus librement avec certains interlocuteurs : notre hôtesse, Anguelina, compréhensive et douce, les Panevi, une famille à laquelle je suis attaché, qui elle-même se conçoit à la fois comme partie prenante et en marge d’un quartier communautaire parfois étouffant 66 . Ce quartier est situé à l’extrémité sud de la ville, jouxtant la caserne militaire. Un millier de personnes y vivent, dans des villas souvent spacieuses, logeant plusieurs générations sous le même toit.
Cette bordure de ville, qui donne sur des herbages où paissent des troupeaux de moutons 67 , constitue historiquement l’espace de sédentarisation de la communauté karakatchane de Samokov, dans les années trente et surtout les années cinquante, sous la pression du régime communiste. Depuis 1990 et les migrations pendulaires entre Bulgarie et Grèce (Reynet, 1998 : 75-80), les mutations du quartier sont visibles : agrandissement et modernisation des maisons, vie sociale (relations de voisinage, tâches collectives, mariages…) rythmée par les allers-retours entre Bulgarie et Grèce, accroissement du nombre des voitures et des biens occidentaux importés de Grèce…
Etre Karakatchane à Samokov en 1997 signifiait tout à la fois vivre dans un quartier communautaire structuré par les relations de parenté et d’alliance, mener par ailleurs la vie d’un citoyen bulgare ordinaire, et réinscrire ses compétences communautaires dans un contexte nouveau, celui de la migration en Grèce. Après avoir subi de diverses manières l’assignation de leur identité ethnique, et vécu l’époque socialiste comme une chape sur cette identité 68 , entraînant des changements radicaux de mode de vie, les Karakatchanes puisent à nouveau dans une spécificité retrouvée pour développer leurs activités économiques voire politiques.
Comme le montre la création en 1991 d’une fédération karakatchane de Bulgarie, pour valoriser la culture de la communauté et réactiver les liens entre Bulgarie et Grèce 69 , une politique des origines se constitue. Le mode familial y reste particulièrement prégnant, dessinant des réseaux relationnels et géographiques reconnus et actifs, tout comme la parenté constituant toujours, ou à nouveau, un point de repère communautaire 70 . S’il ne s’agit bien sûr pas des seuls éléments structurants, les ancrages lignagers, qu’il s’agisse de parenté ou d’alliance, constituent des paramètres présents à plusieurs échelles, dans les stratégies économiques comme dans le travail de mémoire : le lignage (soï) dans son acception familiale recoupe fréquemment le clan (djin) dans son acception sociale.
Les hommes étant pour la plupart absents, travaillant en Grèce, et vaquant à leurs occupations ou se reposant lors de leurs brefs séjours à la maison, je fréquentais donc surtout des femmes et des « anciens ». Nous passions notamment du temps à discuter en buvant du nescafé dans la cuisine des Dimitrovi (nos hôtes), où passaient les voisins (komchi) qui étaient aussi les parrains (koumi) de la famille, reconstituant des arbres généalogiques, parlant des relations familiales (la famille reste une référence fondamentale pour les Karakatchanes), de la vie du quartier. Notre présence était pour Anguelina l’occasion de se confier et de rompre la monotonie d’un quotidien fait de travail à l’usine, de tâches domestiques et de l’attente des hommes. Dans une petite pièce du rez-de-chaussée résidaient ses beaux-parents, diado Dimitâr et baba Maria, étant de règle pour le fils cadet de s’occuper de ses parents lorsqu’ils sont âgés. Kostadin, son époux, travaillant en Grèce, la gestion de la maisonnée reposait sur Anguelina, qui s’en acquittait courageusement, y voyant par ailleurs l’une des obligations des femmes karakatchanes : « quand elle quitte ses parents pour rejoindre sa famille, la jeune épouse (bulka) pleure ».
À une conception coutumière du couple (le rôle de la femme mariée est défini par rapport à son mari et sa belle-famille) se superpose ainsi une condition moderne de la vie de famille, dans laquelle l’épouse travaille à l’extérieur et gère ses relations sociales (par exemple en nous acceptant à la maison de son propre chef). Les grands-parents illustraient quant à eux une forme de distinction rigoureuse entre la position de l’homme et celle de la femme : si diado Dimitâr se montrait tour-à-tour prolixe et laconique, évoquant avec plaisir et emphase « la vie d’avant », le pastoralisme et la connaissance des animaux (« une grande affaire », goliama rabota), s’il acceptait même qu’on l’accompagne dans ses pérégrinations dans la montagne, à la recherche des plantes (souvent des orties) avec lesquelles il préparait ses soupes, baba Maria ne parlait pas le Bulgare, voire ne parlait pas du tout, et se contentait d’apparitions furtives lorsque nous étions à la maison.
M’intéressant aux traditions, j’avais un rapport plus immédiat avec ceux des membres de la communauté qui ont en quelque sorte la charge de la maison, ou plutôt de la préservation de l’intimité, de la mémoire, et que l’on pourrait définir comme ne participant pas directement, à la différence des hommes, aux « affaires » : en l’occurrence les personnes âgées et les femmes. Diado Dimitâr m’apostrophait à ce sujet : « pourquoi es-tu là ? Regardes, toi, tu fais des milliers de kilomètres pour me poser des questions sur le passé alors que nos jeunes n’en ont rien à faire ». En effet, les jeunes prêtaient peu d’attention à notre présence, qui les intriguait plutôt : comment auraient-ils pu comprendre, eux qui voyaient souvent leur avenir hors du pays, du village ou de la petite ville, attirés par l’« ouest » (zapad), qu’un jeune Français vienne s’enterrer à Samokov ?
C’était le cas de Dimitâr (Mitko), le fils de la famille Dimitrov, peu loquace au départ, qui passait généralement en coup de vent à la maison, entre deux sorties avec des copains. Il ne travaillait pas encore régulièrement en Grèce, et Anguelina, sa mère, essayait de nous rapprocher. Les contacts avec Kostadin, son père, étaient à la fois agréables et superficiels : nous passions du bon temps ensemble, mais il était souvent occupé lors de ses séjours à la maison, et il ne jugeait pas utile de s’ouvrir à moi de son travail de chef de chantier à Thermi, en Grèce. Pas facile de faire parler les hommes sur leurs activités professionnelles, surtout lorsqu’ils travaillent à l’étranger, dans des conditions difficiles, voire ressenties comme humiliantes au regard des conditions valorisantes que ce statut, en retour, leur permet d’acquérir en Bulgarie, et dont ils souhaiteraient qu’elles seules apparaissent à mes yeux d’hôte étranger.
Si ces hommes-là parlent peu de leur travail, de leurs « affaires », c’est aussi qu’il y va d’un domaine où l’on doit pouvoir parler d’égal à égal, où l’on s’engage en fait dès qu’on énonce : on en est ou on n’en est pas, à l’instar des situations, inclusives ou exclusives, décrites par Favret-Saada (1977). Dans ce contexte, je répugnais à trop entrer dans la sphère de la vie matérielle de nos hôtes, à les questionner sur des sujets qui me semblaient impudiques ou personnels, et à poser des questions pouvant me faire apparaître comme indiscret.
En connaissant mieux Mitko, et au fur et à mesure que lui me connaissait mieux, sortant de son mutisme gêné du départ, s’affranchissant de sa réserve vis-à-vis d’un étudiant français, au fur et à mesure qu’il devenait adulte et autonome aussi et que je me sentais davantage « chez moi », je me suis rendu compte que prendre langue avec ses « pairs » (des hommes en âge de travailler) implique plusieurs niveaux de reconnaissance, de connivence, de réciprocité. On devient un camarade de sortie, une sorte de membre temporaire de la famille (« bate » : « grand frère », me disait la petite Ioana, la nièce de Mitko, comme à tous les hommes de mon âge et de celui de son oncle), voire un associé potentiel.
Nous avons commencé à parler « business », invitation en France, travail, achat de voitures… Toutes demandes auxquelles je cherchais de bonne foi à répondre, mais qui dépassaient souvent mon champ de compétence. Aucun de ces projets n’a abouti (bien que certains n’étaient pas sans éveiller mon intérêt) ; plus exactement, je comprenais que, loin de constituer une demande d’engagement ferme, ces discussions pragmatiques relevaient d’un jeu de réciprocité, de reconnaissance d’une affinité commune, ouvrant un champ de communication à partir de demandes simples et concrètes : des plans pour ramener une voiture, obtenir un visa, monter une affaire…
Ce rapport était fait des mêmes questions posées (« quels sont les salaires en France ? Combien coûte un appartement ? »), des mêmes déclarations d’intention (« si on ne s’entraide pas, on n’avance pas... »), des mêmes promesses, en un mot d’un rite langagier basé sur une sorte de réitération indéfinie du lien par la parole qui engage. Il y a un pas du dire au faire, mais ne pas entrer dans ces considérations qui éprouvent la capacité à « faire commun », à projeter la relation dans une réciprocité, serait refuser le niveau de communication le plus couramment praticable et acceptable. Ce serait répondre ouvertement, effrontément, que nous n’avons pas les mêmes préoccupations, pas le même univers, pas le même horizon : ce serait trancher, entre soi et l’autre, ne pas croire à la relation (sur la relation de « croyance » mutuelle, Jaulin, 1999, 271-297).
Ayant fourni à mes hôtes souhaitant venir en France les papiers et attestations nécessaires aux démarches à l’ambassade, ayant écrit plusieurs lettres d’invitation (du genre de celles que l’on présente au consulat avec sa demande de visa), je me suis finalement rendu compte que cette étape de la relation n’était pas de loin, la plus importante : celle qui consiste à s’engager, à nouer la relation, à élaborer et travailler la relation l’est davantage. Ce qui compte, c’est l’horizon ouvert par la relation de communication : le reste (l’accomplissement par une visite en France voire un business commun) est une autre histoire (de chance, de temps, d’opportunité, d’argent…).
On n’est pas étranger pareil pour une baba que pour un jeune homme. Si parler de mariage, de tradition, de religion vous situe plus directement dans le « culturel », le « nous », le soi, sinon mis en scène, du moins mis en rites, en coutumes, en chants, en récits, en contes, etc., parler d’affaires, de travail, d’argent, de projets commerciaux vous met davantage dans la position d’un pair, d’un associé, d’un allié professionnel… ou alors, ce qui fut le cas au début, d’un étudiant français et donc censément riche, oisif et dilettante. Mais aussi d’un indiscret : pour preuve, on ne répondait pas directement aux interrogations sur le travail et la vie en Grèce, on restait évasif. Lorsqu’on est amené à se positionner plus précisément comme allié, on est par contre mis dans certaines confidences.
Le fait d’entrer en relation personnelle passe ainsi par des moments de réévaluation des positions respectives de chacun, voire de transgression des « images de soi » présentées dans d’autres circonstances. La plaisanterie, voire la moquerie, le contact physique, l’autodérision, même les tensions ou les refus, sont quelques-uns des signes de l’évolution de la relation vers un certain degré de familiarité partagée, qui n’abolit pas les distinctions mais les renverse et les contourne, de même que le patronage transforme « an otherwise impersonal confrontation into a personal relation » (Campbell, 1964 : 218, voir aussi Papataxiarchis, 2001 : 180), ou que la querelle peut constituer une forme du lien social (Herzfeld, 1996 : 450).
Le mahala (quartier) karakatchane de Samokov est situé tout au sud de la ville ; beaucoup de Bulgares l’appellent « le quartier valaque » (vlachkata mahala), le terme « valaque » étant traditionnellement utilisé dans les Balkans pour caractériser les communautés pastorales. Les Karakatchanes eux-mêmes n’utilisent pas cette allodésignation, qu’ils jugent péjorative.
Mitko, le chef de famille, est médecin à l’hôpital de Samokov. Contrairement à la grande majorité des hommes du quartier, il a fait le choix de rester travailler en Bulgarie : il n’a pas voulu renoncer à sa situation pour « faire le manard » loin de sa famille. Cette situation particulière le met à part, bien qu’il participe par ailleurs aux activités « communautaires », au sein de l’association karakatchane. La qualité de notre relation n’est pas sans lien avec cette position « dedans-dehors », qui était aussi en quelque sorte la mienne dans le quartier, d’une manière différente et toutes proportions gardées.
Certains Karakatchanes, généralement retraités, ont gardé des moutons, et constituent des troupeaux collectifs. Ainsi, Athanase Merakov, bien que « descendant » travailler en Grèce de temps à autres, possède une bergerie. Pour ce descendant du premier Karakatchane sédentarisé de Samokov, Tacho Merakov, avoir des moutons est entre autres une question d’honneur.
L’ethnographe Vassil Marinov (1964) entendait prouver que les Karakatchanes constituent un ethnos prototypique du capitalisme, du fait d’une structure hiérarchique basée sur l’accumulation d’un capital commun, en animaux, en force de travail et en argent, au profit d’un chef, le kéhaïa, qui maîtriserait les retombées du travail du groupe et maintiendrait ses membres en état de dépendance. Il entend également prouver la filiation de ce groupe ethnique à l’ethnos bulgare : les Karakatchanes seraient des « Thraces hellénisés ».
Le nombre des Karakatchanes bulgares ne semble pas excéder 18000 personnes. Il s’agit donc d’une communauté reduite et à de nombreux égards invisible dans la société bulgare.
« kinship or fictive kinship were the only bases on which Sarakatsani could co-operate with confidence and trust » (Campbell, 2002 : 165).