L’ethnologue sollicité et rattrapé par le « terrain »

Ces deux exemples illustrent la construction aléatoire et progressive d’une position sur le terrain, dans les interstices de la recherche proprement dite, puisque je ne parle pas ici du terrain proprement dit, tel que je l’ai construit en objet (le kourban), mais du sous-terrain : ce que l’on ne construit pas au sens méthodologique du terme, parce que cela nous échappe et parce que nous y sommes en un sens nous-même l’objet. Le fait de cotoyer, dans une même ville, des personnes a priori aussi opposées que Mitko et Gocho, tant du point de vue de leur vie de groupe que de leur parcours de vie voire de leur localisation dans la même ville, me situe dans un espace inédit, créé par ma propre présence.

Par rapport à l’espace propre à chacun de ces interlocuteurs, je suis à la fois dedans et dehors : mais si j’ai la possibilité d’entrer et de sortir de la relation, cela signifie aussi que je peux potentiellement transgresser ces ordres de relation. Il en va probablement de même pour eux : leur relation avec moi oscille entre exercice et outrepassement de leurs compétences sociales habituelles. Enfin, cette nature imprécise et flottante de ce que crée ma présence à Samokov, entre partage d’épisodes de la vie quotidienne et transgression des frontières sociales qui peuvent exister entre Karakatchanes et Tsiganes, apparaît avec le recul. Le décalage dans le temps et l’espace est essentiel pour transformer l’expérience en matériau d’analyse.

On ne se met pas simplement en situation de changement, de décentrement, d’adaptation : on est en situation permanente de sollicitation, d’interrogation, objet de questionnement et d’investigation, voire de spéculation. Nos interlocuteurs nous adaptent à eux-mêmes, parlent de nous en notre absence, nous évoquent : le « terrain » n’est pas seulement constitué de moments aussi « contractuels » qu’un rituel, un entretien enregistré voire la constitution d’un arbre généalogique, mais aussi d’une myriade d’interrelations enchaînées les unes aux autres, une nébuleuse relationnelle dans laquelle les liens sont infiniment tissés, défaits, distendus, retissés. C’est toute cette poussière ethnographique qui passe sous la porte de notre maison, lorsqu’on reçoit un appel téléphonique de quelqu’un auquel on avait laissé machinalement ses coordonnées, lorsque l’on est sollicité pour un service, une transaction commerciale, l’obtention d’un visa, ou lorsque notre présence sur le terrain fait l’objet de commentaires, de suppositions, d’interrogations.

J’ai ainsi appris d’une amie ethnologue de Plovdiv 80 comment Baba Lentche, une femme d’une soixantaine d’années avec laquelle je passais régulièrement du temps à Asénovgrad, concevait mes fréquentes excursions dans les églises et chapelles des environs de cette ville : apprenant que nous avions à présent, moi et mon amie, un bébé, elle expliqua que nous étions venus précisément dans ce but. C’est pourquoi je m’étais entre autres intéressé au rite de fertilité nommé « la pomme d’or » (Zlatnata Iabâlka) : tous deux avions voyagé pour obtenir cet enfant et c’est en Bulgarie, à Asénovgrad, que nous avions trouvé la solution à notre problème.

Cette relocalisation et cette réinterprétation du sens de ma démarche de recherche, cette attribution de sens à la présence d’un Français lors d’un rite de fertilité en Bulgarie, est un bon exemple des manières dont on est nous-même travaillé sur et par le terrain. Baba Lentche m’apparaissait comme une interlocutrice à la fois précieuse et envahissante, par sa capacité à entrelacer des informations et des considérations très diverses, portant sur la religion, la vie locale, la morale, la relation d’événements divers dont elle ponctuait nos rencontres.

Ces rencontres étaient souvent le fruit d’un « hasard objectif » qui faisait que l’on se croisait à telle procession ou dans telle église, elle-même passant le plus clair de son temps à accompagner la (dense) vie religieuse locale. Elle faisait partie de cette catégorie d’interlocuteurs qui relaient, en les développant, vos questions, intervenant directement dans une discussion en cours, jusqu’à la faire dériver loin du sujet initial. Lentche était enfin une pourvoyeuse infatigable de légendes et de récits mystiques, touchant l’histoire locale mais aussi ses concitoyens, et se livrant sans peine à la pratique du « commérage religieux », généralement fréquente parmi les babi qui peuplent les églises.

C’est dans le décalage des multiples allers et retours sur le terrain que l’on peut constater la contraction ou l’expansion de cette nébuleuse relationnelle : là où, parfois, toutes traces de soi ont quasiment disparu, le « terrain » semblant s’être arrêté le jour du départ, on découvre parfois avec surprise, plusieurs années après dans certains cas, des énergies fossiles, des traces résiduelles susceptibles de réorienter profondément le travail de « terrain ». Dans de nombreux cas, l’ethnologue est ainsi « travaillé » par son terrain, ce dont Jeanne Favret-Saada (1977) a tiré la matière de ses ouvrages sur la sorcellerie. Cette capacité à se laisser travailler, entraîner, est la preuve qu’une relation interpersonnelle s’établit : on nous demande de nous conformer à ce que l’on pense et ce que l’on veut de nous, autant que nous demandons nous-mêmes à nos interlocuteurs, implicitement ou explicitement, de nous parler d’eux-mêmes, de nous montrer qui ils sont, ce qu’ils font et de nous dire pourquoi. Cela apparaît le plus clairement dans des contextes où la mise en scène des relations est particulièrement évidente, voire structurante 81 .

Notes
80.

Mégléna Zlatkova, qui m’a fait part de cette histoire par mail et de vive voix.

81.

Ainsi d’une fête organisée par des Tsiganes à laquelle nous nous étions rendus, avec plusieurs autres ethnologues apprentis ou confirmés, lors d’un « terrain croisé » organisé par la Société des Européanistes dans les villages de Razgrad et Zlatia (nord du pays). Dans la cour d’une maison, un orchestre jouait et nous avions beaucoup dansé, tentant d’apprendre de nos hôtes le déhanchement lascif du kiutchek (danse orientalisante basée sur des mouvements de bassin). Passée la sensation de tomber avec complaisance dans tous les clichés exotisants ou orientalisants, je me suis rendu compte que c’était précisément cette image d’eux-mêmes que nos hôtes avaient produite à notre intention et que nous devions leur renvoyer pour correspondre à notre propre image. Sous les apparences de la spontanéité festive, il s’agissait d’un événement hautement codifié, dans lequel chacun devait jouer simultanément une image de soi (telle que perçue par les autres) et une image de l’autre (telle que donnée à jouer).