Le rituel comme niveau relationnel 

Ainsi, il y a quelque naïveté dans l’idée du don pur et spontané : sans être taxé d’utilitarisme, on peut avancer que le don et l’échange relèvent de la sphère d’une négociation dont les protagonistes ont déjà une idée les uns et les autres, les uns des autres, et ajustent leurs propositions en fonction de ces idées. Plus précisément, comme nous tenterons de l’expliquer ultérieurement, le don nous semble constituer un dispositif de conversion morale de la relation sociale : dans le kourban, la notion de don (dar) concerne tout ce qui est donné de soi au saint destinataire et à la communauté officiante (offrande, travail, repas, argent, etc.). Ainsi, des objets très variés, voire triviaux, deviennent dans l’espace-temps rituel des objets sacraux : des dons. Ainsi perçu et pratiqué dans l’enceinte circonscrite du religieux et du rituel, le don relève d’un idéal du social, d’une forme sacrale et sacralisée du social.

Lors d’un rituel comme le kourban, les formes de la relation ont tendance à se préciser et à prendre une forme récurrente, chacun jouant une partition qu’il connaît ou dans laquelle il veut se faire reconnaître : c’est ainsi que les rôles votifs se répartissent entre les officiants du kourban, le prêtre et les participants, sous la forme de compétences distinctes et complémentaires. Le rituel constitue un cadre relationnel réglé, dans lequel on peut plus ou moins facilement faire face à la nouveauté, au changement, par exemple la participation d’un observateur extérieur, pour peu que celui-ci connaisse un minimum des règles collectives. Ainsi, je sais que lors d’un kourban on va m’offrir à manger, à boire, éventuellement des chansons, des invitations 87  ; de mon côté, j’accomplirai certaines actions que l’on attend de moi (manger le kourban, féliciter ses organisateurs, recevoir la bénédiction, etc.) ; j’apporterai ou enverrai les photos que je réalise 88  ; je resterai suffisamment de temps pour honorer mes hôtes, puis nous nous séparerons sur une autre invitation et la promesse que je reviendrai. Promettre de revenir et revenir, c’est inscrire la relation, la fonder dans une rencontre qui fait date et projet : une rencontre mémorable.

Ceci dit, la pratique du terrain s’est souvent présentée sous un jour que je trouvais paradoxal : par exemple, j’ai assez rarement assisté à des kourbani réalisés par les familles ou les personnes dont j’étais les plus proches, qui m’hébergeaient ou que je cotoyais au quotidien. Il s’agissait le plus souvent de kourbani de village ou de fêtes patronales dans lesquelles un kourban était réalisé, et auxquelles je me rendais seul ou avec des connaissances ou des amis, qui n’y prenaient pas directement part : dans ce cas, comme à Asénovgrad, je connaissais les kourbandjii pour leur pratique mais ne les cotoyais que ponctuellement en dehors de l’espace-temps rituel proprement dit . En ce qui concerne les kourbani privés, je rentrais en contact, par relation, avec une famille ou une personne pratiquant un kourban personnel et j’assistais au rituel ou bien interrogeais les gens, mais je ne développais généralement pas avec eux des relations plus approfondies ; il m’arrivait aussi de demander au hasard des visites et des opportunités si untel avait un kourban.

Il s’agissait au départ d’une pratique à certains égards buissonnière, aléatoire, sauf dans le cas des grands kourbani connus de tous. Cette pratique a probablement contribué à « objectiver l’objet », au prix d’une distance au rituel et ses pratiquants, comme si le véritable « terrain » devait passer par cette mise à distance des rapports personnels. On peut y voir une de ces défenses méthodologiques qui selon Devereux (1966) permettent à l’observateur de gérer sa position et ses affects 89 . Dans le kourban, la nourriture fait a priori office d’opérateur de transaction, puisque le rituel repose en partie sur l’échange alimentaire. De plus, dans la mesure où les pratiquants y sont d’emblée en position de donateurs, d’hôtes, je ne me suis en fait jamais posé la question de savoir s’il fallait amener et offrir quelque chose. Il est par contre évident que l’on me demande de me conformer à mon statut d’hôte, d’étranger, d’homme, etc. Chaque situation relationnelle comporte ainsi des registres expectatifs spécifiques, ce qui nécessite d’autant plus de capacités d’adaptation que l’on cherche ou que l’on se voit amené, sans le vouloir nécessairement au départ, à diversifier les expériences 90 .

Le rituel comme situation d’enquête présente des caractéristiques particulières. Le niveau relationnel qui peut être atteint dans le cadre de rapports informels (entendons cela de deux manières : des situations où les rapports sociaux ne sont pas intégralement réglés, mais aussi sans implication ethnologique directe en termes de construction de l’objet) est assez différent des dispositifs interactionnels qui se mettent en place lorsque l’on pénètre dans un espace-temps aussi contraint qu’un rituel. C’est la distance qui sépare le casse-croûte improvisé du repas de gala... ou du kourban.

La maîtrise de la langue, les niveaux d’expression mobilisés, le jeu de visibilité et d’invisibilité, d’apparition et de disparition (le fait d’être pleinement acteur de la relation ou de se mettre en retrait), le recours au sous-entendu, à l’adhésion implicite, la patience ou la naïveté qui consistent à mettre en veille au maximum l’expression du sens critique et de la personnalité afin de limiter les « bougés » : tout cela varie fortement en fonction des situations ethnographiques et de l’idée qu’on s’en fait. Le « hors-champ » (Laplantine, in Laplantine et Nouss, 2001 : 305-308) constitue un espace de mobilité, un champ de latitude qui contraste avec les prérequis de la configuration ethnographique classique lors de laquelle on se rend sur le terrain avec une intention et un objet 91 .

Se pose la question de la position de l’ethnologue dans les opérations rituelles auxquelles il assiste et prend part : comment cette position est-elle travaillée, élaborée, déplacée au travers des différentes situations qui ponctuent le terrain ? En dehors des ratages du terrain, des cas où le travail de la distance et de la proximité échoue, il y a plus fréquemment de nombreux « glissements de terrain » qui entraînent une situation inédite dans laquelle on doit se repérer ; des expériences quotidiennes (car on se met en position d’expérimenter du quotidien) qui ne sont pas forcément anxiogènes, mais nous renvoient notre propre image et témoignent de notre présence, des expériences qui nous entraînent. Cela provient aussi de la situation même que l’on souhaite observer, de ce à quoi on veut porter une attention particulière dans cette situation, et du type de matériau ethnographique que l’on souhaite élaborer : réaliser un entretien, à une date déterminée à l’avance, dans un contexte approprié à une discussion calme, ce n’est pas la même chose que se plonger dans une foule lors d’une cérémonie, capter des conversations, chercher à décrire une multitude de faits simultanés.

Notes
87.

Le système des échanges de coordonnées et d’adresses, des invitations, des promesses et de tous les projets qui se formulent autour, serait à analyser en tant que tel.

88.

Qui sont d’ailleurs à la fois le produit de mes propres préoccupations et de celles de mes interlocuteurs, lorsqu’ils veulent que je les photographie ensemble ou à tel moment.

89.

J’ai déjà noté à quel point j’avais ressenti la cuisine du sacrifice comme un moment fort en ceci qu’elle condense sur un bref intervalle de temps, et sans rupture, des opérations que nous avons l’habitude de séparer mentalement, dans le temps et dans l’espace, en particulier la mort de l’animal et sa consommation. Dans un sacrifice sanglant, le passage du vif au votif en passant par le nutritif est saisissant, complet, rapide, quintessencié en quelque sorte, et la mort de l’animal reste une expérience symboliquement prépondérante pour l’observation, qui évoque un rite de passage.

90.

Il m’est arrivé, dans certains contextes, de produire de la communion religieuse ; je me suis vu proposer une femme ; on m’a confié des prières écrites, etc. Encore faudrait-il aussi considérer d’autres modalités de la circulation qui débordent le cadre de l’échange et ne font quasiment jamais l’objet d’une analyse : appropriation, investissement, délaissement, vol, etc.

91.

Ainsi d’un entretien tendu avec certains paroissiens et le prêtre d’une église des environs d’Asénovgrad, qui me soupçonnaient de chercher à voler « leurs » icônes, pourtant sans valeur apparente. Etant arrivé à la nuit tombée (c’était en hiver), je m’étais faufilé discrètement au milieu de la messe, ce qui n’est pas un problème en soi, dans les églises en Bulgarie. Mais ayant décidé d’attendre la fin de l’office pour rencontrer le prêtre tout en tentant de bavarder avec les vendeuses de cierges, j’ai assisté (involontairement et de loin) à plusieurs confessions. Cette arrivée en catimini, ajoutée à cette position indiscrète et à une question mal perçue sur le kourban ont concouru à faire de moi un étranger malsain que l’on doit s’efforcer d’éconduire au plus vite. Les sous-entendus se faisant de plus en plus lourds, je suis en fait parti de moi-même, sans chercher à masquer ma colère, en maudissant dans ma voiture ces fichues paysannes et leur abruti de pope !