Malentendus productifs : un jour à la mosquée Djumaya...

Dans les situations concrètes qui font le terrain, une grande partie du travail consiste à trouver ensemble, puis à respecter une sorte de règle du jeu, de terrain de jeu 92 . Lors de mes passages à la mosquée Djumaya de Plovdiv, j’ai pu me rendre compte de l’importance de cet endroit pour nouer des liens pluriels et intriqués, à la fois confessionnels, sociaux et professionnels. La Djumaya, située à deux pas de la place du même nom, se trouve dans l’hypercentre de la ville, au bout du boulevard piéton Kniaz Alexandâr (la fameuse glavnata, bordée d’immeubles d’inspiration centre-européenne). Ce monument du XIVème siècle est municipal depuis 1975. Après être entré en contact par connaissances interposées, j’y retrouvais régulièrement Hakim Békir, hodja de cette mosquée depuis 1989. Cet homme, âgé de 64 ans en 2000, habitait Kuklen, un gros village situé entre Asénovgrad et Plovdiv, mais il était originaire de Kârdjali dans les Rhodopes.

Après avoir travaillé à Bourgas, il a rejoint son frère à Kuklen en 1973, où celui-ci avait une maison depuis les années 60 : « la terre était meilleure, il était possible d’acheter une maison avec du terrain ». Il a travaillé dans différentes usines de la région, jusqu’à sa retraite, qu’il consacre à son rôle de hodja. Son bulgare, bien que fortement mâtiné de turc, n’était cependant pas difficile à saisir pour le locuteur étranger que j’étais. J’étais intéressé par la manière dont ils parlaient du kourban, dont ils le comparaient avec les pratiques chrétiennes, mais aussi par le rythme de vie de la mosquée. La période sombre des changements forcés de noms est abordée avec pudeur : il raconte à mi-mots certaines brutalités, comme à contre-cœur, dans un demi-silence : « comment est-ce possible ? ». A l’instar de nombreux Bulgares, il y voit une manœuvre des Soviétiques, dans un contexte de durcissement généralisé des relations avec les communautés musulmanes dans le bloc soviétique. Le recours à l’explication géopolitique macroscopique, permet simultanément un changement d’échelle de la souffrance personnelle, et un consensus national tacite.

Notre relation s’est construite au fur et à mesure de ces visites à la mosquée, où le (long) temps consacré à boire le thé et le café permettait de voir défiler de multiples habitués : généralement des retraités, Turcs et Tsiganes, mais aussi de jeunes hommes qui se donnaient rendez-vous à la mosquée à la fois pour la prière et pour discuter d’affaires et d’autres. Ainsi, à côté de mes propres préoccupations liées au kourban, la dimension sociale et entrepreunariale de l’espace religieux m’apparut immédiatement : la pluriculturalité de sa fréquentation semblait indiquer autant d’horizons de « partenariat » possibles (réseau turc, réseau arabe...).

Dans ce contexte, la démonstrativité religieuse confère une plus-value morale et sociale : elle est présentée comme marque de respect et d’intelligence, qualité qui revient souvent pour caractériser le croyant pratiquant (il croit en Dieu donc et car il est intelligent, entreprenant, vif d’esprit...). Les autres qualités du croyant mises en valeur sont la tolérance et la socialité : ainsi, on jauge le capital social en même temps que le capital religieux ou moral de l’individu. Tout cela dessine différents niveaux « fonctionnels » de l’appartenance religieuse, auquels s’agrègrent de multiples significations : il s’agit d’un monde masculin, d’un espace d’ouverture des réseaux sociaux, d’un espace au sein duquel se trouvent validées et mises en cohérence des « identités » polyvalentes, qu’il s’agisse de différences de classes d’âge, d’origines et de milieux sociaux...

Début février 2000, après plusieurs entrevues avec Hakim Békir, j’avais pris rendez-vous pour rencontrer le miufti du miuftiistvo de Plovdiv. Je devais le rencontrer avant la prière du vendredi, qui réunissait 150 personnes environ : c’est dans son bureau que je fis connaissance avec Ismaël, un Pomak âgé de 37 ans, originaire de Smoljan mais installé depuis une dizaine d’années à Kuklen, un village des environs d’Asénovgrad. Marié, père de deux enfants, il me confie ne plus avoir d’emploi depuis trois ans, après s’être occupé d’« alpinisme » (tourisme de montagne) à la station de Pamporovo. Traitant d’abord ses problèmes, il assistera ensuite à toute ma discussion avec le miufti : une discussion portant sur mes centres d’intérêt, la religion, les traditions, à laquelle il prend parfois part. Dans le bureau se trouve aussi Fayez, un Palestinien membre d’une organisation caritative saoudienne : pour tous, l’évocation du sacrifice d’Ibrahim fournit l’occasion de réaffirmer l’unité et la supériorité de l’islam.

Vient le moment de la prière : Ismaël me propose de l’attendre pour aller boire un thé après l’office. Nous nous retrouvons comme prévu, et je me rends compte qu’il a déjà rendez-vous avec trois hommes : nous nous rendons ainsi tous les cinq dans un salon de thé proche de la mosquée, fréquenté par les Turcs. Il y a là Ali, un Turc d’une cinquantaine d’années, qui ne parle pas un mot de bulgare, un autre Turc, Mustapha, habillé de manière très ostensiblement « religieuse », et un Bulgare avec un fort accent turc, dont je n’ai pas compris le prénom. Commence une brève conversation en turc, entrecoupée de nombreux silences, puis ils décident de se rendre au bureau d’Ali, situé près du théâtre, à une quinzaine de minutes à pied. Devant l’insistance d’Ismaël, je les suis et, chemin faisant, il m’explique vaguement qui est qui : Ali dirige un commerce d’import-export entre la Turquie et la Bulgarie, il a une maison à Edirne et à Istanbul, et les autres travaillent pour lui. Le bureau en question est un appartement flambant neuf.

Je réalise que je me retrouve au milieu d’une sorte de négociation professionnelle. Le commerce d’Ali a diverses facettes : achat-revente de blé, import en Bulgarie de livres d’enseignement des bases de l’islam, etc. Ismaël l’a contacté pour étudier la possiblité de faire un « business » ensemble ; quant à moi, il me met rapidement dans le vif du sujet : il m’invite à Smoljan pour discuter des opportunités commerciales avec la France. Il a un cousin qui fait de la sculpture sur bois et qui pourrait réaliser des œuvres sur mesure pour l’export : icônes, portraits, paysages... Tout tourne autour d’une sorte de négociation implicite des services mutuels que nous pouvons nous prodiguer : il entend m’aider à en savoir plus sur le kourban, l’islam, les traditions, etc. et en échange je l’aiderais en lui trouvant des débouchés commerciaux ; on serait vraiment amis et j’y gagnerais de l’argent au passage. Ainsi, toute l’entrevue, mais aussi nos autres rencontres, se déroulent sur ce malentendu « heureux » (La Cecla, 2002 : 26), un malentendu productif car une situation ethnographique spécifique en émerge : dans la mesure où je commence à rentrer dans une intimité marquée par le partage de connaissances, je suis potentiellement un associé, y compris en affaires.

Ce n’est pas la seule fois, loin de là, qu’une proposition ethnologique devient commerciale ou inversement : avec une certaine catégorie d’interlocuteurs, des hommes situés grosso modo dans ma tranche d’âge, la discussion en vient souvent sur ces registres des affaires (voir plus haut, Au jour le jour dans le « karakatchanska mahala ») 93 . Ismaël a fait d’une pierre deux coups : il a rencontré les Turcs avec lesquels il envisage d’entrer en affaires, il m’a rencontré et m’a agrippé gentiment mais résolument... Il invoque la trame religieuse pour garantir la probité de la relation : nous nous sommes rencontrés à la mosquée, en parlant de choses religieuses, il est donc impossible que l’on se mente. Au contraire, il y a même une dignité religieuse dans cette proposition d’association, entre « hommes de bien » attachés à se servir et s’obliger mutuellement : on fait du business, chacun y gagne et on se respecte. Dans de tels contextes, le rapport à la religion est mobilisé comme un gage de respectabilité, dont chacun joue pour se montrer sous son jour le plus favorable.

Ce cas précis s’incrit dans un réseau de relations assez dense qui, autour de la mosquée, mêle appartenance religieuse et commerce. N’y voyons pas d’utilitarisme, c’est-à-dire une conception du religieux sous l’angle des relations d’intérêt qui s’y déroulent, indépendamment du contenu religieux : ce n’est pas que la mosquée sert à cela, mais elle sert aussi à cela. Lors de mes passages à la mosquée, je passais du temps à boire le thé avec le hodja et ses visiteurs, et j’ai pu croiser certains protagonistes de cet univers socioreligieux, surtout des jeunes actifs dont on vante la réussite en même temps que l’assiduité religieuse, les deux étant intrinsèquement liés. Parlant de religion, on en vient vite à aborder le registre des affaires : untel vend de l’or et « Allah l’aide parce qu’il est croyant », un autre a une fondation partenaire avec l’Arabie saoudite, etc. Les croyants s’y retrouvent aussi pour parler, entre hommes, entre pairs, de leurs « affaires », y compris commerciales : ils s’y investissent pleinement, c’est-à-dire sans considérer le passage à la mosquée, la prière et la discussion d’affaires comme des activités séparées, mais comme un temps masculin commun.

Il est patent que l’un des sous-entendus récurrents de la relation est la possible conversion de l’étranger, la conversion constituant l’un des devoirs du musulman. « Tu cherches quelque chose » (târsich nechto) : Ismaël m’a souvent dit cela, de même qu’au bout de plusieurs visites le hodja Hakim m’a demandé « si j’étais musulman, maintenant ». Si la correligion constitue un facteur de promiscuité implicite et une sorte d’horizon d’attente, elle n’est cependant pas obligatoire pour entrer dans ce mode relationnel 94  : il y a une sorte de marge de tolérance extensible, qui repose sur la possibilité d’une même conception supposée de l’humanité, du divin (et de la masculinité, dans ce cas précis).

Cette « tolérance » provient du cadre (la mosquée, lieu de culte) autant que du contenu de l’échange (la religion, la tradition) : l’évocation d’un sujet aussi digne et élevé que la foi agit de manière performative, comme si le sujet abordé contribuait à décider de l’état d’esprit dans lequel on communique. Une sagesse commune sur la base de laquelle on peut donc s’entendre : on peut très bien entretenir des rapports avec des représentants d’autres confessions ou des étrangers, si eux-mêmes témoignent de la même conception tolérante. Il y a ainsi une sorte de pragmatisme dans l’usage de contenus moraux au cours de l’échange : la tolérance et la coexistence ne sont pas des principes abstraits, mais des situations performées. Cette idée nous sera utile lorsqu’il s’agira d’examiner le discours de la coexistence interethnique et interconfessionnelle en Bulgarie et dans les Balkans.

La situation ethnographique, témoignant d’une disponibilité, d’une souplesse et, en un certain sens, d’une inscription dans l’autre, concourt à créer les bases de cette entente tacite : c’est l’inscriptibilité qui compte, c’est-à-dire le fait de se situer, mais aussi de pouvoir être situé, dans un espace où les relations peuvent être, non pas dénuées d’arrière-pensées, mais créditées d’une valeur commune. La relation d’enquête est en ce sens une relation de confiance relative, consistant d’abord à ne pas refuser de jouer le jeu de l’autre, car « ne pas croire, ne pas y croire n’aurait pas plus de sens que d’y croire, mais correspondrait à un refus de “vie commune” » (Jaulin, 1999 : 297).

Loin de résider en un abandon à la croyance, ce registre de la réciprocité ou de la reconnaissance est à double sens : il implique aussi d’être reconnu pour participer pleinement à la construction de la croyance commune. Dans l’enquête, il faut être à la fois passif et actif : le maintien de l’équilibre de la relation passe par une vigilance et une présence pour ne pas être agi par le discours, auquel cas on se retrouve en position de recevoir un discours sans risque, ni pour l’énonciateur, ni pour l’auditeur. On doit donc se garder de considérer le registre de la réciprocité comme une vision iréniste du terrain et de l’ethnologie : il ne s’agit pas d’une harmonie préétablie retrouvée dans le dialogue, mais d’une négociation ponctuelle globalement fructueuse de la distance.

Dans le cas présent, le malentendu (je n’envisage pas d’entrer dans la relation commerciale qui m’est proposée) est paradoxalement porteur d’intercompréhension, chacun acceptant temporairement de jouer à peu près le même jeu. Cela ne veut pas dire que l’on croit à ce que l’on fait ou dit, ou qu’il y a une véritable volonté de se plier aux principes que l’on énonce (à grands renforts de phrases décisives telles que « chrétiens ou musulmans, nous sommes tous égaux » ou « l’important, c’est de se respecter et de s’entraider ») : on joue simplement le jeu le plus correctement possible. Le contexte religieux s’avère propice à cette recherche de la bonne distance, comme si la présence à la mosquée valait probité. La relation part des prémisses d’une proximité, d’une co-présence (au sens de la possibilité d’une mise en rapport directe) qui devient signe d’une co-existence possible. On se retrouve dans le cas « d’une gestion de la contiguïté qui utilise le malentendu comme ressource en vue d’une “pacifique” vie en commun » (La Cecla, 2002 : 26) 95 .

Les différentes situations évoquées jusque-là renvoient à la négociation des positions de chacun sur le terrain. Ces descriptions, qui donnent l’impression de sauts entre des ordres de réalité à la fois contigus et très différents, sont certainement le reflet de ma propre position, de ma propre conformation culturelle, d’un regard extérieur. Mais pour autant qu’elles concernent le travail de construction d’une relation dans telle circonstance, dans tel contexte et avec telles personnes, elles témoignent de la société, ou plutôt des sociétés dans lesquelles nous évoluons. La manière dont on habite, se déplace et travaille sur le terrain, la manière dont se nouent les relations avec des personnes d’horizons variés, tout cela reflète les mondes sociaux multiples dans lesquels se fait une ethnologie. L’ethnologie est d’emblée multilocalisée 96  : elle se situe aux points de jonction entre différents ordres de réalité. C’est depuis ces positions intersticielles, révélant les écarts et les contrastes, qu’un ethnoscape (Appadurai, 2001) singulier prend forme. Au sein de cet assemblage compliqué et hétéroclite d’espaces et de temporalités qu’est le terrain, se compose peu à peu une carte cognitive, sensorielle et affective.

Notes
92.

La métaphore du jeu illustre bien ce qui se joue dans la ritualité, comme le souligne Piette reprenant des pistes avancées par Bateson : en résumé, c’est en faisant comme si Dieu était là que le rituel religieux met ses pratiquants en présence de Dieu. Le divin est à la fois et pas là, une occurrence ne signifiant rien sans l’autre : il n’y a pas de divin en soi et en même temps il y a du divin (Piette, 2003).

93.

Il m’a parfois semblé qu’il s’agissait de jeux agonistiques, dans lesquels nous sommes des « égaux » et des « rivaux » potentiels, qui doivent s’associer, un peu sur le mode de la formule célèbre de Tylor qui énonce « le choix simple et brutal “between marrying-out and being killed-out” » (Lévi-Strauss, 1967 : 50).

94.

Il existe des cas inverses, où l’on se retrouve face à une incommunicabilité sur fond d’incompatibilité culturelle ou confessionnelle : « vous ne pouvez pas comprendre... » (Van de Port, 1999). Lors d’un entretien avec un prêtre et sa famille dans un village de la région de Thessalonique, nous en sommes venus à parler de l’intervention militaire au Kosovo : mes hôtes estimaient que nous ne pouvions pas comprendre, « nous les occidentaux », les liens qui unissaient les Serbes et les Grecs. La discussion se déroulait tranquillement, mais sur fond de cette revendication d’une identité orthodoxe irréductible qui, à leurs yeux, mettait aussi en question toute démarche de recherche concernant le religieux qui ne soit pas spirituelle.

95.

Dans des situations de contact interculturel, « ce type de gestion active du malentendu constitue une stratégie en vue de la solution de nombreux conflits, et en ce sens une issue vers la tolérance » (La Cecla, 2002 : 26).

96.

« Field research is today always located in several kinds of social space simultaneously » (Herzfeld, 2001: 665).