« C’est comme ça qu’on prend la vie »

Govedartzi, 15 août 1995, fête de l’Assomption (Uspenie Bogoroditchno). Le soleil pointe au-dessus des collines, réchauffant doucement l’air montagnard de ce gros village des environs de Samokov, dans le massif de Rila. Une dizaine de brebis se bousculent dans l’enclos de fortune dressé dans la cour de l’église sveti Nikolaï. Aux premières lueurs de l’aube, elles ont été menées sur le lieu du kourban. Sous un large auvent, contre le mur d’enceinte, on commence à faire le feu sous les chaudrons remplis d’eau. Les hommes vaquent à leurs occupations au milieu des bêlements : sortir les tables, installer les portiques et les esses, préparer les ustensiles, amener les légumes… Ils ont revêtu des tabliers, des blouses, des survêtements ou des treillis tels que ceux qu’utilisent les chasseurs.

L’ensemble de la cuisine se met en place. Il y a une coordination des compétences implicite : on sait pertinemment qui égorge et qui s’occupe du feu, qui peut porter les chaudrons et qui s’occupera de la découpe des viandes. Il n’est pas rare que certaines tâches de cuisine, telles que la découpe des légumes, aient déjà été effectuées la veille ; il arrive aussi que les animaux soient égorgés la veille au soir, au début en somme de la journée liturgique, bien qu’effectuer le sacrifice au lever du jour a valeur de règle, dans l’esprit des gens.

On procède d’abord au pesage de chaque animal, en vue de déterminer le poids de chair duquel dépendra la préparation du kourban. Les animaux, pattes liées, sont pendus l’un après l’autre à une balance romaine tenue, grâce à un manche en bois, par deux hommes, tandis qu’une autre personne note le poids. Des donateurs privés viennent ajouter leur offrande au petit troupeau, échangeant à la hâte quelques mots avec les kourbandjii ⁹⁷ déjà en pleine activité. Il arrive que les bergers amènent eux-mêmes les bêtes qu’on leur a acheté, ou bien, comme pour le kourban de Guerguiovden, que tous les agneaux soient parqués la veille chez quelqu’un, puis montés en camion le lendemain matin, le monastère se trouvant à deux petits kilomètres du village.

Pour ce kourban, les égorgeurs sont au nombre de deux. La mise à mort va se dérouler rapidement et sans cérémonie. L’un après l’autre, les animaux sont menés au nord de l’église, par rapport à l’entrée principale de celle-ci, pour y être immolés, entre l’autel de l’église et la lumière naissante. On dit ainsi qu’il faut tourner le regard vers le levant, l’orient étant le lieu de consécration, l’autel. La bête privée par ses liens de sa liberté de mouvement, l’égorgeur se signe rapidement trois fois, puis lui empoigne la tête, et la tire en arrière. Un geste énergique mais sans ostentation. L’animal est déjà sur le flanc, maintenu au sol, la gorge exposée. Il procède à l’incision au couteau, en cisaillant le cou avec le tranchant. Le sang s’échappe en jets rapides. Après avoir largement entaillé le cou, il casse la nuque en appuyant de son genou contre le dos et en tirant énergiquement, à deux mains, sur la tête. De la pointe du couteau enfoncée dans la plaie, il sectionne alors la moelle épinière, puis laisse la victime, prise de quelques convulsions, à même le sol afin que le sang s’écoule, et va chercher un autre animal. « C’est comme ça qu’on prend la vie », nous lance-t-il seulement, accaparé par son travail.