Maïstori au travail

Le sacrifice est d’abord présenté comme une question de savoir-faire, depuis le choix des animaux jusqu’à la distribution en passant par l’égorgement et la cuisine. Spas est l’un des sacrificateurs du village de Govedartzi. Il arbore une véritable batterie de couteaux, dont il prend grand soin : il déploie son savoir-faire avec fierté, dispose chez lui d’un attirail de boucherie très complet, d’après lui, et se vante de posséder deux cents peaux. Ce quadragénaire, qui a appris à égorger et à écorcher à l’âge de dix-sept ans, avec son grand-père, explique que le sacrifice est l’acte de donner, et non pas la destruction de la vie. Pour égorger, il y a une technique : on coupe en même temps l’œsophage et les deux artères, en maintenant la tête en arrière. Pour écorcher, on peut soit entailler les pattes et déshabiller l’animal, soit découper le ventre, comme on le fait pour les bovins. Pour les ovins, on ôte la peau sans la couper parce qu’elle est plus appréciée ainsi.

Face aux questions, Spas reste vague : « tous égorgent de la même manière » mais « chacun égorge à sa façon ». Il précise bien que, traditionnellement, l’égorgement s’effectuait sur une pierre sacrificielle et le sang était recueilli dans un trou creusé dans le sol, « mais c’était avant »... La technique de mise à mort de Spas consiste à décapiter entièrement l’animal, en prenant la peine, à mi-gorge, de casser la nuque, puis en continuant de tailler jusqu’à ce que la tête se sépare du corps. Après quoi il laisse le corps perdre son sang et met de côté les têtes, qui seront dépiautées, vidées et séchées. Il n’y a pas de différence, d’après lui, entre la manière de mettre à mort dans le grand kourban ou à la maison, sauf que dans ce dernier cas, on ne décapite pas l’animal, qui doit être préparé et cuit intégralement.

Un passage saisissant de la vie à la mort, du corps à la chair, de l’animal à la nourriture. Samokov,
Un passage saisissant de la vie à la mort, du corps à la chair, de l’animal à la nourriture. Samokov, Hederlezi/Guerguiovden, 23 avril 1996. (photos Marie-Pierre Reynet)

Conçu comme travail, l’égorgement alterne des phases rapides, décisives, « tranchantes » (l’animal, serré fort, égorgé), et ralenties, reposées, retombantes, accomplies (l’animal maintenant juste maintenu à terre et laissé à son agonie). Il requiert une concentration physique et psychologique : les maïstori 98 , comme on les désigne, sont absorbés par leur tâche, ils parlent peu, sinon par petites phrases opératoires (« tiens la patte ! ») ou interjections à l’adresse de l’animal (« oh ! », spokoïno ! « tranquille ! »). Certains, expérimentés, travaillent seuls, et ont une manière de travailler qui les isole temporairement, décidant de bout en bout des opérations : quel animal sera égorgé, à quel endroit, par quel moyen, dans quelle position, quelle gestion de la mort, quel endroit pour laisser « reposer » la bête à l’agonie, quelle manière de préparer les étapes suivantes : l’entaille des pattes, l’incision de l’abdomen, etc.

D’autres se mettent à deux voire davantage, d’autres encore ne font qu’assister au travail, aidant mais n’égorgeant pas : le rapport à l’opération concrète de la mise à mort, variable, est affaire de compétence. Aux dires de tous, la maîtrise de l’agonie est en tout cas essentielle : il ne faut aucune hésitation dans la mise à mort, « tout doit aller vite » et s’enchaîner avec rapidité. Dans l’ensemble, le sacrifice s’accomplit sans égards particuliers pour les animaux. L’acte suggère parfois une espèce de combat avec l’animal, lorsque celui-ci se débat ou panique : combat amical et paternel, ou cruel et sans ménagement. Les égorgeurs expliquent qu’« autrefois », on couvrait la tête de la victime d’un voile noir, pour que celle-ci ne « voit » pas sa mort, n’ait pas peur et soit « emportée » de manière assez discrète. On parlait à la victime, en lui annonçant le motif de son immolation et en s’excusant par avance de ce qu’on allait lui infliger. Par contraste, on est parfois étonné de la brutalité du geste.

Notes
98.

« Maîtres », spécialistes.