Une cuisine du sacrifice

On égorge, écorche, évide et dépèce à tour de bras. A l’église Sveti Nikolaï de Govedartzi, en tout, il aura fallu une grosse demi-heure pour abattre une douzaine de brebis et moutons. Pendant que les mises à mort se succèdent, les autres kourbandjii pendent rapidement les premières victimes par les pattes, à un portique bricolé entre deux arbres situé à une dizaine de mètres du lieu sacrificiel. On procède au dépiautage des corps encore chauds, en entaillant la peau au niveau des pattes et en la révulsant peu à peu, ce qui ne va pas sans difficultés. A cet effet, on gonfle les peaux à l’aide d’une pompe à air, afin de faciliter l’écorchage.

Après avoir entaillé l’abdomen, on évide l’animal suspendu, dont les chairs sont maintenant à vif. Poches intestinales et viscérales sont saisies, dégagées du ventre et portées à quelques mètres de là, où l’on vide les intestins, ce qui explique la forte odeur d’excréments. Les organes et la graisse sont triés et mis dans un récipient à part, pour être ajoutés à la préparation. Le foie est mis à rôtir dès qu’il est retiré du ventre : il sera mangé au milieu de la matinée, lors d’un premier moment de pause. Mets de choix, il circulera de main en main, de table en table, partagé entre les cuisiniers, les proches de passage et les visiteurs.

Les peaux et les têtes, que l’on écorche également, sont mises de côté : les premières sont laissées à l’église avec le soin d’en tirer un profit qui sera réinvesti dans le fonctionnement du temple 99 , ou bien récoltées par des marchands (notamment des Tsiganes) qui font le tour des villages à l’occasion des grands kourbani pour les acheter et les revendre. Les secondes seront bouillies et données aux prometteurs qui ont offert un animal. Trois ou quatre hommes trient les viscères, et sélectionnent dans les poches viscérales mises à nu ce qui sera bouilli. L’odeur est forte : par terre, des excréments et du sang. Evidés, lavés, puis enfilés à l’aide d’une fine baguette de bois, les intestins sont ensuite mis de côté, dans un seau, pour servir à la confection de saucisses sèches.

Pour la kourban tchorba (soupe), tous les ingrédients doivent être calibrés. Les chairs sont débitées en petits morceaux, après que les membres et la carcasse aient été équarris à la hache. Un homme se charge de prédécouper à la hachette membres et parties charnues amenées sur le billot. Juste à côté, la table de découpe, mixte et composée de huit personnes, dont une se charge de passer les chairs prétranchées aux membres de la table. Assis ou debout, on débarrasse la viande de ses parties nerveuses, et on la coupe en petits morceaux que l’on jette dans les chaudrons. Ceux-ci sont portés sur les foyers : trois hommes s’occupent de la manutention des chaudrons et de l’entretien des feux. La viande débitée en petits morceaux commence par cuire dans l’eau bouillante salée pendant deux heures 100 .

Kourbandjii au travail : les animaux sont équarris, la chair débitée et mise dans les chaudrons.

A ciel ouvert, sur des tables, des femmes trient le riz et coupent tomates, poivrons, oignons, aromates... ensuite mis dans les chaudrons, ainsi que les bouteilles d’huile et les bocaux offerts par des villageois. On ajoute enfin herbes aromatiques, sel, poivre, farine, piments, eau. Dans un chaudron à part, on prépare une sauce dense à base d’huile, de farine, d’oignons et de piments : la zaprajka. Cette préparation une fois distribuée dans chaque chaudron, on laisse mijoter jusqu’à la distribution, soit trois ou quatre heures, en prenant soin d’éteindre les feux afin que la préparation ne brûle pas au fond des marmites. Les cuisiniers disent avoir appris la recette au fil des kourbani, ou auprès de maîtres cuisiniers. Durant trois ou quatre heures, il n’y a pas de temps mort, et tout le monde sait d’expérience ce qu’il a à faire. Les gens parlent peu. Les questions les ennuient, parfois l’ambiance est même un peu lourde, lorsque nous restons « dans leurs pattes » : il est alors temps d’aller faire un tour dans l’église où se déroule la liturgie.

Aux alentours de neuf heures, alors que les cloches sonnent, un mouvement se produit de l’autre côté de l’aire de travail des kourbandjii, à l’entrée de l’église. Les fidèles arrivent tranquillement, des femmes âgées pour la plupart, qui portent des assiettes recouvertes d’un film protecteur et des sacs. Tout en discutant, elles achètent plusieurs cierges à l’entrée de l’église, auprès de la kliotcharka, la gardienne de l’église qui s’occupe de la caisse et du ménage. Elles vont embrasser l’icône de sveta Bogoroditza, qui trône à l’entrée, puis se signent plusieurs fois. Devant l’iconostase, elles disposent les cierges dans les, l’un pour les vivants, l’autre pour les morts ; elles se recueillent, puis déposent les assiettes de kolivo 101 au pied de l’iconostase, à droite de la porte royale, l’accès vers l’autel, interdit aux fidèles.

Une vingtaine de personnes assistent à la liturgie, dans une ambiance à la fois solennelle et détendue. Les gens entrent et sortent régulièrement, venant déposer leurs cierges et embrasser les icônes avant de s’éclipser ; quelques enfants continuent à se déplacer pendant qu’otetz Ilya, le pope de Govedartzi, présente l’évangile aux fidèles. Un chœur de femmes accompagne la liturgie. Au pied de l’iconostase, les assiettes de kolivo, dans lesquelles sont fichés des cierges allumés. Elles seront bénies, les noms des destinataires des prières seront lus, puis le kolivo sera distribué dans le hall et la cour de l’église, à la sortie : chacune se précipite vers sa voisine, pour offrir une cuiller de kolivo et en prendre une. Le kolivo est préparé et offert en commémoration des défunts, en l’occurrence ceux qui portent le prénom Maria et les défunts récents (Vassas, 2001).

Govedartzi, Assomption, 15 août 1995.
Govedartzi, Assomption, 15 août 1995.
Notes
99.

Dans les mosquées, elles sont souvent tannées et conservées, puis utilisées comme tapis. « Le dhakât [la mise à mort rituelle] ne rend pas seulement licite la viande de la victime, il permet également l’utilisation de ses parties non consommables, notamment la peau » (Benkheira, 1999 : 73), qui participe du vivant.

100.

Certains insèrent une partie des organes au bouillon, tandis que d’autres font frire tous les organes, ne réservant la cuisson par bouillon qu’aux chairs. Lorsque le kourban est réalisé à partir de différentes viandes, on échelonne le versement des chairs dans les chaudrons.

101.

Une préparation à base de blé bouilli auquel on ajoute différents ingrédients : sucre, miel, raisins secs..., que l’on fait bénir à l’issue de l’office et que l’on offre aux participants : il sert à commémorer un deuil.