Manger, partager

Les premiers instants de repos viennent lorsque les chaudrons commencent à bouillir. L’essentiel du travail consiste alors à surveiller la cuisson, à remuer régulièrement la préparation et... à la goûter, avec force boissons alcoolisées pour les hommes. On s’assoit, on prend une rakija, on devise ; l’ambiance est détendue. Les kourbandjii mangent entre eux, un petit chaudron étant réservé à leur déjeuner. Les visiteurs étrangers que nous sommes sont invités à le partager, mais les villageois ne participent pas à ce repas. N’ayant pas pris part active au kourban, « leur » kourban relève en somme d’un autre chaudron, d’un autre moment social, d’un autre mode d’échange. Le fait d’être ou non présent à tel repas indique la place que l’on occupe dans le système commensal d’ensemble, et les règles de participation ou de non-participation à ce système. Un étranger qui fait montre d’un intérêt peu commun pour le kourban, se verra invité chaleureusement à manger (et remanger !) de ce kourban que les villageois, quant à eux, ne fréquentent pas.

Le kourban est considéré comme un sommet de saveur, ce qui explique l’enthousiasme avec lequel il est décrit et vanté par ses pratiquants : on vous emmène le regarder bouillir dans le chaudron, on en extrait une louche que l’on reverse voluptueusement, on en détaille la recette, etc. « Il n’y a pas meilleure nourriture, ni plus saine ». Cette « succulence », on la perçoit aussi dans les caractéristiques qui l’identifient comme un plat de fête, un mets de choix, et en premier lieu sa richesse : le kourban est gras, qu’il s’agisse de l’agneau tchevermé, qui mêle du riz préparé avec les entrailles de l’animal, ou de la soupe (tchorba) à laquelle, en plus des chairs grasses, on ajoute de l’huile. Un bon animal pour le kourban est invariablement décrit comme gras : c’est sa richesse générale, sa graisse, son « profit » qui le désignent comme particulièrement bon à tuer et à manger.

Le partage a lieu en milieu ou en fin d’après-midi. C’est lors de la distribution et du repas que se manifeste le plus complètement la participation rituelle collective : chacun converge vers le lieu du kourban et se retrouve dans un rapport de synchronicité étroite. Enfants, adolescents, adultes, personnes âgées : les va-et-vient dans l’église sont incessants. Les Maria sont particulièrement visibles, en habits du dimanche. Puis on se réunit en autant de cercles qu’il y a de chaudrons, on pose par terre les seaux dans lesquels le kourban sera emporté et tout en bavardant, on attend la bénédiction des chaudrons. Ceux-ci sont alors menés précautionneusement au centre de chaque cercle, afin de ne pas déborder, puis les kourbandjii armés de grandes louches versent le nombre de parts qui ont été payées par chacun. Dès que l’on a eu sa part, on va recevoir la bénédiction du prêtre. La plupart de ces portions de kourbani seront ramenées pour être dégustées à la maison.

La distribution est un moment intense d’échanges de nourriture, de paroles, d’actes votifs, à l’église proprement dite comme lors de la bénédiction du kourban, puis chacun se disperse et repart chez lui. Ces échanges prennent notamment forme entre la maison et le temple : le kourban du village, distribué en commun et en présence de tout le monde, est ramené à la maison et mangé en famille ; des kourbanipersonnels (liés à des vœux personnels) sont menés à l’église pour être partagés, mis en commun, de telle sorte que l’on voit se conjoindre à l’église kourbani communautaires (publics) et familiaux (privés). Ces derniers, rôtis et donc cuits et présentés différemment, sont amenés dans un plat : on en offre à ceux que l’on croise (de même que pour le kolivo) et l’on mange de celui des autres, etc. Davantage que la mise à mort elle-même, cette circulation des kourbani, entre la distribution et la consommation, constitue le point culminant, l’apogée de la célébration. La commensalité semble la réalisation du but du sacrifice.

L’incorporation du rituel, déjà manifeste dans la gestuelle et l’implication des protagonistes au cours des différentes phases du rituel, se prolonge et s’accomplit dans l’ingestion du repas célébratif, moment de forte interrelation, de cohésion collective, de réalisation rituelle de la communauté unie autour du kourban. Nous avons vu qu’il y a différentes modalités de la commensalité, différents repas sacrificiels, d’intensité rituelle et festive variable : celui qui se déroule dans le jardin de l’église au cours des préparatifs concerne au premier chef les kourbandjii, et ceux qui viennent leur rendre visite. Le repas qui se déroule en commun dans la cour ou au contraire à la maison, une fois le kourban distribué, ainsi que les multiples kourbani familiaux que l’on vient partager à l’église, sont d’autres formes de commensalité. Dans ce contexte votif, tous ces actes de commensalité s’entrecroisent et réalisent la collusion intense et palpable, bien qu’éphémère, du spirituel et du matériel. Offrir et prendre d’un repas ou d’un mets dans le contexte de la liturgie, de la fête patronale revient à communier matériellement et spirituellement en même temps.

Une ritualité ordinaire. Madjaré,
Une ritualité ordinaire. Madjaré, Spasovden (Ascension), 21 mai 1996.