2) De la partie sacrificielle au tout social : un paysage rituel

Comment rapporter le croire rituel au voir anthropologique ?

C’est sous l’angle d’un passage saisissant de la vie à la mort, du corps à la chair, de l’animal à la nourriture, du vif au votif en passant par le nutritif, que le kourban apparaît de prime abord. Le sacrifice sous sa forme brute, c’est d’abord ces gestes par lesquels « on prend la vie », pour paraphraser la remarque d’un égorgeur (kolatch). Pratique d’abattage, de mise à mort, qui a la couleur du sang, l’odeur des excréments, la texture des entrailles : assistant de bon matin à un kourban, je me suis souvent demandé ce qui avait bien pu me pousser à choisir cet objet de recherche... L’une de mes préoccupations sera de parvenir à traiter la dimension sacrificielle du kourban sans m’enfermer dans une lecture préétablie, qui chercherait à y déceler une « essence » du rituel considéré. S’impose l’idée que les faits ne sont pas des données brutes, mais des passerelles ou des plates-formes à niveaux et significations multiples, articulant et révélant simultanément différents modes sociaux d’appréhension du religieux.

Simultanément sacrifice, communion, commémoration, événement festif, le kourban est impliqué dans une multitude d’occasions rituelles et s’insère dans une vaste trame mythico-religieuse. Il s’inscrit en outre dans une économie générale impliquant le rapport aux animaux, à l’alimentation, à la famille, au foyer, à la communauté villageoise, et du point de vue religieux stricto sensu, à des destinataires surnaturels dont on cherche l’intercession par la prière et l’offrande. Les échanges et les transactions permis par le rituel occupent également une place fondamentale dans son déroulement. Enfin, le rituel est également produit sur une scène culturelle et sociale, dans laquelle il caractérise et qualifie des personnes, des groupes locaux et/ou confessionnels, plus globalement des modes de vie, et ce que l’on appellera des « mondes locaux » (Herzfeld, 2004). Ainsi, ni le sacré en général, ni le sacrifice en particulier ne semblent des catégories d’observation et d’analyse devant dicter a priori l’appréhension des faits rituels que j’ai sous les yeux : ces notions appellent une représentation implicite du religieux utile s’agissant de caractériser un objet de recherche, mais réductrice lorsque l’on tente d’en saisir la portée et les effets sociaux concrets.

Il faut un double mouvement centripète et centrifuge, à la fois tendu vers un objet à déterminer (plus que déterminé), et vers une lecture reflexive de la démarche anthropologique elle-même. « Faire parler » le rituel, ce n’est pas lui demander son sens, mais le positionner à des intersections suffisamment variées et significatives pour ne pas l’isoler ; le situer « ici » et « maintenant » dans son contexte social et culturel. Un rituel comme le kourban renvoie à des représentations culturelles et à des socialités multiples ; il traduit les contrastes d’une société complexe. D’où la diffraction et le désenclavement des terrains et des niveaux d’observation : non seulement le village, mais la ville petite, moyenne ou grande, non seulement la « communauté », mais les parcours croyants individuels, non seulement la ritualité locale mais la ritualité dans le cadre national voire transnational, non seulement « l’extraordinaire », mais le quotidien rituel, etc.

La compréhension des faits religieux et des pratiques rituelles, ne se réduit pas au seul domaine d’un religieux conçu comme monde clos de significations et de pratiques. Alors que l’approche durkheimienne n’est pas exempte d’une sorte de « sacralisation du religieux » qui en ferait un objet « premier » (ou « dernier », au choix), privilégié en même temps que spécifique, Passeron voit dans la méthode comparative wébérienne une manière de « désenclaver l’histoire religieuse (...) en restituant à leurs contextes d’époque et de culture, aux conflits comme aux alliances nouées sur des terrains profanes, tous les phénomènes religieux, les plus effervescents comme les plus ritualisés (...), les plus cristallisés comme les plus fugaces ou les plus minoritaires » (Passeron, in Weber, 1996 : 15).