Une question de point de vue

L’observation d’un rituel est une question de point de vue. Parce que le rituel engage un croire, sa description constitue un tour de force : comment écouter, voir, ressentir, dire le croire ? Comment rapporter le croire au voir et au savoir anthropologique ? Ni le croire, ni le sacré n’existent en tant que tels : ils tirent en partie leur efficace de leur dérobade permanente à tout effort de fixation par l’analyse en un lieu, un temps, un objet, une personne, une procédure, etc. Ce que les « croyants » ne se privent pas de nous faire remarquer, arguant du fait que l’on ne peut voir, comprendre, saisir, ressentir sans croire, qu’il ne sert à rien de désirer comprendre sans expérimenter. Le croire est un ensemble de processus et d’états individuels et collectifs, qui se révèlent dans une situation rituelle.

En disant qu’un rituel nous met face à notre propre croyance et à notre position face à la croyance, ce n’est pas seulement que l’on risque d’être happé par le discours croyant ou tenté de s’y projeter. Certes, cette dimension existe, et ne relève pas que d’une pure fantasmatique ethnologique du passage « de l’autre côté du miroir » : le croire est d’un certain point de vue contagieux dès que l’on adopte, dans le dialogue avec ses pratiquants, les catégories selon lesquelles il est formulé (Favret-Saada, 1977). Ce qui est peut-être plus évident et plus problématique dans le domaine religieux est aussi vrai pour les autres champs de recherche anthropologiques, si l’on tient pour nécessaire une adhésion minimale, méthodologique, aux discours que le chercheur ne se contente pas de recueillir, mais qu’il suscite et sollicite.

Il y a aussi dans l’appréhension du rituel une croyance en son efficace anthropologique. Le croire n’est pas seulement construit comme objet anthropologique, il devient objet de croyance anthropologique au sens où il subit un travail d’écriture qui le présente sous la forme d’un ensemble cohérent de faits, de discours, à son tour cohérent par rapport à l’analyse qui en est produite. L’anthropologue ne peut se contenter, ni de le reléguer au nombre des « lunes mortes, ou pâles, ou obscures au firmament de la raison » (Mauss cité par Lévi-Strauss, 1991 : LII), ni de souscrire a priori à une heuristique du « fait social total », qui fait courir le risque de la sur-interprétation, autrement dit surcharger l’objet de significations. Il lui faut, à lui aussi, le croire pour le voir, comme objet anthropologique concret, support de pratiques et de discours ; il lui faut malgré tout « croire en la croyance » (Latour, 1996 102 ).

En Bulgarie, il est fréquent d’entendre dire « je vais au sacré » (hodia na svetoto), pour désigner le fait de se rendre dans une chapelle pour un kourban ou dans un sanctuaire. Le svetoto est localisé et événementialisé. Si je m’y rends moi-même, si j’y pose un cierge, si j’y mange du kourban, est-ce que j’y crois pour autant ? A retenir la leçon du travail de Favret-Saada sur la sorcellerie (1977), on peut au moins supposer que se crée une relation spécifique avec ce lieu, ses acteurs, les actions qui s’y déroulent, etc. sous le prétexte d’entrer dans un rapport au croire.

L’autre tour de force, au sens propre, consiste à « forcer » les traits du croire et du rituel, leurs significations ou leurs fonctions supposées, dans le sens d’une plus grande visibilité du groupe ou de la communauté qui l’accomplit (les « kourbanistes » 103 kourbandjii, les croyants – viarvachti, etc.), de leur faire « rendre raison anthropologique ». La tendance à prêter au groupe rituel des traits sociaux généraux, ou à lui faire représenter localement des tendances culturelles globales, est à double tranchant : s’il semble inévitable d’articuler régime de singularité et régime de généralité, on risque toujours de durcir les contours d’une réalité mouvante et dynamique.

Notes
102.

Latour voit dans la croyance l’erreur première de la positivité scientifique : est-ce que penser que la croyance disparaît aussi facilement que par sa seule révocation n’est pas également une croyance ? On plaidera plutôt pour une approche renouvelée de la notion de croyance comme fiction : travail de mise en cohérence qui permet de tenir un discours, voire d’élaborer un récit de soi et du monde.

103.

Equivalent « francisé » du terme kourbandjii, utilisé par Assia Popova (1995).