3) Un espace-temps rituel

L’intensité rituelle, entre extraordinaire et quotidien

Dans les Balkans, on peut avoir le sentiment d’un paysage culturel singulier, formé de pratiques rituelles et cultuelles particulièrement vivaces, entretenu par ses pratiquants comme par ses observateurs, ethnologues, folkloristes, voire touristes : « quoi de plus fabuleux que de rencontrer en Grèce et à la fin du vingtième siècle une tradition intacte venue du fond de notre histoire », s’étonne le photographe Camberoque (1995 : 4) à propos des Anasténaria. L’art des « rhapsodes » bulgares invite quant à lui à une vision lyrique d’une nature et d’une culture aussi immuables que renouvelées : « bien loin de se fixer une fois pour toutes, les liens de l’histoire, du rite et de la légende se tissent et se retissent jusque dans les temps présents, comme si la majesté du Pirine incitait ses enfants à les renouveler constamment » (Cuisenier, 1998 : 87).

Ce paysage ne participerait-il pas d’une sorte d’ethnoscape (Appadurai, 2001) formé en grande partie d’une rencontre romantique autant que scientifique avec ce que l’on peut résumer sous le terme de tradition, simultanément objet de pratique et de théorie 104  ? Il y aurait un sacré et un croire baroques, intenses, paroxystiques : les Anasténaria (dont il sera souvent question dans ces pages), une visite à Krâstova Gora (un lieu de culte récent, situé dans les Rhodopes), la rencontre d’un baïatch (guérisseur, devin) peuvent en faire partie. Dans ces manifestations, on sort nettement des cadres ordinaires du vivre-ensemble : le croire-ensemble semble se manifester avec une acuité particulière. La mise en scène, la construction d’un espace-temps du rituel en décalage avec les cadres de l’expérience quotidienne y jouent un rôle primordial.

Par contraste, des kourbani mobilisant peu de monde et se déroulant hors des grandes fêtes, se présentent comme un croire du quotidien, routinier, familier, ordinaire : celui d’une salle de prière froide dans une mosquée vétuste avant la prière, d’une quinzaine de babi échangeant des brioches et se livrant au muhabet (discussion, conversation à bâtons rompus) après la messe, ou d’une chapelle isolée au petit matin, alors qu’une brebis devient kourban. Un croire « ordinaire » (Piette, 2003) qui serait davantage de l’ordre d’un savoir-faire rituel, d’un travail habituel, régulier, presque anodin dans son insertion au sein de la vie de tous les jours, mais qui tire son pouvoir d’évocation d’être précisément sans relief particulier, de ne pas avoir l’ampleur du fait social total : un « fait social banal ».

N’y aurait-il pas en fait plus généralement un croire intersticiel et intermittent, entre le baroque et l’ordinaire, comme une variation d’intensité du rituel, et qui serait à proprement parler sa mise en situation, en scène, en œuvre ? La brebis devenue kourban, une foule se forme qui emplit l’église et sa cour, un mouvement se dessine depuis les maisons desquelles arrivent des kourbani privés que l’on va offrir à la ronde, le prêtre bénit à tour de bras, tous les participants se pressent autour des chaudrons pour en avoir une part, que l’on mange assis par terre, en devisant, ou que l’on ramène chez soi... On raconte des histoires de kourbani personnels, de rêves prémonitoires, d’icônes précieuses retrouvées par des signes surnaturels.

Ainsi, un même contexte rituel, qui est tout à la fois rite sacrificiel, événement festif, pratique sociale, enjeu personnel, peut alternativement relever d’une pratique ordinaire et constituer un moment d’intensité rituelle. Distinguer entre différents niveaux du croire relève autant d’une illusion d’optique que de la mise en scène rituelle proprement dite : il importe de prêter attention au moment et à l’endroit dans lesquels on saisit le rituel, car c’est de ce découpage toujours circonstanciel d’un espace-temps rituel que vont émerger les éléments d’interprétation mobilisés dans son analyse.

L’objet qui nous concerne, le kourban, pose des interrogations similaires à celles qu’expriment Houseman et Severi quant au naven et à l’une de ses principales caractéristiques : sa « labilité », sa « variabilité », sa « grande diversité » (1994 : 169). Diversité des occasions rituelles, du déroulement, entrecroisement avec d’autres pratiques, variabilité des « traits dramatiques » : le naven « ne se déroule jamais selon un schéma préétabli et immuable », « les naven que nous avons vus ou que Bateson a décrits ne présentent jamais deux fois le même déroulement ; chacun d’eux est une création originale avec de fortes caractéristiques individuelles » (ibid.).

Leur interrogation « quelle est l’unité de l’objet que nous avons tout au long du livre, appelé naven ? », sera en partie nôtre : quelle est l’unité de l’objet kourban ? Houseman et Severi résolvent ce questionnement par une approche structurale qui déplace le problème posé par le rituel : devenant notamment un opérateur des relations de parenté et de filiation, il regagne son unité perdue, mais perd une part de sa complexité et de son caractère dynamique. Au lieu de chercher dans une résolution formelle la clé du problème posé par sa « labilité », on tentera de conserver au kourban une sorte de déficit structural permettant davantage de l’appréhender comme construction culturelle.

En décrivant un rituel, on décrit avant tout son environnement, son contexte et ses pratiquants, qui sont toujours ici et maintenant, et non pas des entités abstraites appliquant purement et simplement un modèle rituel ou une tradition ; de même, l’observateur ne saisit jamais exactement la même chose à des moments ou dans des lieux différentsd’un même rituel. L’analyse du rituel n’a pas seulement pour but d’excaver son sens ou sa fonction, mais de saisir un dispositif et un processus, comme assignationde sens ou de fonction, ce qui a pour effet d’identifier, caractériser et qualifier ses pratiquants, culturellement et socialement.

Ce n’est pas que le rituel lui-même, mais son insertion dans un discours et une histoire, qu’il faut envisager : on va chez l’extrasens (voyant, extralucide) ou le hodja (officiant musulman, mais aussi détenteur d’un « savoir-faire » religieux mobilisable dans de multiples situations « extraliturgiques », notamment magiques) parce que l’on a peur d’être envoûté ; on donne un coq au monastère de Batchkovo parce qu’on l’a promis à la Vierge dont une icône miraculeuse se trouve au monastère ; on met un cierge à l’église russe de Chipka parce que l’on est de passage dans la région ; on fait une excursion à Krâstova Gora parce que l’on veut se recharger en énergie et parce qu’il est important d’y être allé, étant de passage dans la région 105 ...

C’est dans ces interstices d’une intention parfois floue, des ressorts plus ou moins définis d’un événement et d’un avènement individuel et/ou collectif, que le rituel se forme. Plus qu’un fait massif, cohérent, plein, univoque, il est un espace-temps dans lequel des niveaux multiples du croire se superposent, se croisent, se mêlent. Le parce que vient signifier l’intention spécifique, le prétexte ou l’événement, l’histoire singulière qui vaut présence et existence rituelles ; entre le quotidien et l’extraordinaire, le routinier et l’intense, qui enserrent par trop les formes polarisées de la ritualité dans le sacré ou le profane, s’ouvre l’espace du « jeu » rituel (Piette, 2003 : 23-25) : le processus rituel proprement dit. Ce passage de l’intention au rituel, nous proposons d’y voir une invention du nécessaire, une manière de créer le sens mis en jeu dans le rituel, qui crée les conditions de sa propre nécessité.

Notes
104.

Ainsi, le numéro d’Ethnologie française consacré à la Bulgarie se donnait-il explicitement comme objectif « de présenter l’histoire de l’ethnologie de la Bulgarie et de ses fondements dans la tradition nationale du pays » (Santova, 2001 : 198).

105.

Tout comme le hadj, pèlerinage, devient un élément biographique et est associé au nom de famille comme trait distinctif : on devient hadj, pèlerin, on est dit hadj.