Un espace-temps de transactions plus qu’un modèle rituel

Le sacrifice musulman a fait l’objet d’une qualification en termes d’« espace-temps » (Bonte, Brisebarre, Gokalp, 1999), visant à saisir, à partir de pratiques contemporaines dans des contextes variés, un « modèle ibrâhîmien » et toutes ses implications anthropologiques. Tout en souscrivant à cette approche féconde dans son comparatisme raisonné, on se heurte, à propos du kourban, à la spécificité d’un terrain où la dimension pluriconfessionnelle du rituel et le foisonnement des contextes pratiques interdisent de s’arrêter à une religion en particulier. Ainsi, bien que donnant de nombreux exemples de la pratique musulmane du kourban, nous prenons largement appui sur ses pratiques chrétiennes, un champ socio-religieux où se pose, à la différence de l’islam, la question du modèle canonique explicite du rituel.

Nous nous sommes intéressé à la variété des recours au kourban, et son insertion dans des contextes religieux et rituels d’une grande diversité, posant la question : peut-on parler de modèle lorsque le rituel semble s’accomoder d’autant de formes, d’appréhensions, de discours, de pratiques ? Il ne semble pas similaire de garder un agneau de son propre troupeau pour le kourban de Guerguiovden de son village et de l’égorger soi-même le jour dit, ou d’apporter un coq au monastère de Batchkovo pour l’Assomption, à l’issue d’une excursion depuis Stara Zagora, animal qui sera simplement remis aux moines (un couple et sa belle-mère, rencontrés le 15 août 2002) : pour autant que les deux pratiques sont des kourbani, elles s’inscrivent chacune dans des espaces et des parcours spécifiques, qui marquent voire identifient la pratique, la localisent et la temporalisent différemment.

S’il paraît difficile de transposer une approche en termes de modèle, en revanche l’idée que le kourban se présente comme un espace-temps spécifique, marqué par la dimension sacrificielle, et constitue un dispositif mobilisé dans des contextes rituels plus vastes, prend tout son sens au vu de la diversité des occurrences repérables sur le terrain, et doit faire l’objet d’une réflexion plus large sur l’ethnologie du rituel. La qualification en termes d’espace-temps permet de tracer différents périmètres de réflexion autour d’une problématique générale : que signifie la pratique d’un rituel sacrificiel dans une société contemporaine en général, dans un pays des Balkans comme la Bulgarie en particulier ? Cette qualification sera également utile d’un point de vue méthodologique, pour saisir la pratique de terrain et l’approche du fait rituel. L’espace-temps du rituel tel qu’appréhendé ici, n’est pas seulement un cadre culturel, social, symbolique, dont le rituel serait porteur a priori ; il est aussi celui de l’observateur lorsqu’il choisit d’aborder le rituel sous tel angle, lorsqu’il l’appréhende dans tel contexte, à tel endroit, tel moment et auprès de telles personnes.

Le choix de ce mode d’approche constitue un fil conducteur réflexif, grâce auquel il s’agit de rendre compte à la fois de l’objet et de sa construction, du rituel, de sa place dans la société, des discours portés sur le rituel, de son anthropologie. Ainsi, les cadres du rituel sont en partie ceux que les gens eux-mêmes lui attribuent, en partie ceux que l’observateur élabore dans un mouvement spiralaire. Il y a non seulement ce qui se passe le jour du kourban, les événements, les faits désignés comme le rituel proprement dit, mais tout ce qui le précède et lui succède, en termes d’intention rituelle ou de mémoire rituelle, soit les discours expectatifs ou rétrospectifs (narration, évocation, etc.) qui contribuent à conférer au rituel sa ou ses significations dans la vie quotidienne de ses pratiquants.

Un travail de distinction dans la continuité s’élabore dans le rituel, qui peut varier d’un individu ou d’un groupe à l’autre : dans le cadre commun, chacun produit son rituel, le rattachant à son histoire, lui donnant un prolongement personnel, l’élaborant en un ordre discursif qui établit du sens pour lui non seulement pendant, mais avant et après le rituel. La question des limites de l’objet et du terrain, de l’adéquation du concept aux faits s’est aussi posée à nous parce que la plupart du temps, le kourban constitue une étape ou une composante d’un processus rituel plus vaste : tout en désignant un acte votif mobilisé dans des circonstances précises et claires aux yeux des pratiquants, il ne relève pas d’une définition unique, ni d’une norme liturgique explicite. Il constitue une « manière de faire » rituelle.

En essayant de saisir le processus d’élaboration de l’espace-temps du kourban, on sort aussi des frontières tangibles du rituel que sont le sacrifice, la liturgie, le repas, etc. pour s’intéresser aux marges de l’objet : ce qui en est dit, perçu, connu, pensé. Le rituel n’est en somme pas uniquement un objet pratique ou un fait, mais un objet de pensée et de discours. La mécanique rituelle est aussi narrative : de l’ordre du discours, de l’histoire, donc du sens dépend la cohérence, ou plutôt la cohésion rituelle, la possibilité de faire converger des histoires multiples en un lieu commun. Ces « petites histoires » rituelles se superposent à la « grande histoire » religieuse, contée toujours sur le même mode, avec la « diction » liturgique adéquate ; elles ne se confondent pas avec elle, elles ne s’y résolvent pas dans une hypothétique plénitude du sens religieux : elles l’infléchissent parfois.

L’une des caractéristiques du rituel est de condenser et d’endiguer la surcharge événementielle et narrative qui s’y déploie par une gestion rigoureuse et rythmée du temps et de l’espace, ainsi que des actes et des significations qui sont associés à chaque séquence temporelle et à chaque lieu. Le rituel peut se lire comme création, non pas d’un état séparé (le sacré distinct du profane), mais d’un état condensé. Au sein d’un continuum étalé dans le temps individuel et collectif, il constitue une phase ordonnée et agrégée, apte à des raccourcis, des synthèses, des processus rapides, ce que l’on perçoit dans les récits d’accidents ou de maladie suite auxquels un kourban a été promis : on résume dans le rituel une période douloureuse, des épisodes troublés de la biographie personnelle ou familiale.

Il ne s’agit pas d’une sphère autonome, en apesanteur, en tout cas pas d’un espace-temps sacral au sens classique, ou d’un événement transcendant, mais d’une récurrence, d’un rythme, prenant place dans des occurrences, des territoires et des « moments » auxquels on confère ou accorde une signification et une légitimité spécifiques. Le rituel est davantage un espace de négociation, de transaction des valeurs et du sens, qu’un lieu clos « plein de sens ». Intermittent, nous le rapprocherons de l’église, qui n’est pas tout le temps au même niveau de sacralité : devenant pour les femmes qui la nettoient une maison particulière et familière, après avoir accueilli la liturgie et la foule des croyants, elle ne revêtira pas la même charge affective et symbolique pour le visiteur extérieur que pour le fidèle du quartier.

Ce dernier peut ne rien savoir sur l’architecture ou sur la religion mais ressentir et connaître l’église comme « sienne » ; le premier, armé d’un bon guide, peut y déchiffrer des informations inconnues du fidèle ou inutiles à ses yeux, tout en la concevant comme un objet lambda, nullement associé au vécu ou à une mémoire personnelle. L’ethnologie, considérant qu’aucune des deux expériences n’a priorité ou légitimité sur l’autre, se situe en quelque sorte entre savoir et connaissance. Il n’est possible, ni d’opposer la connaissance subjective et le savoir objectif comme s’ils n’avaient pas de commune mesure, ni de les confondre comme si chaque discours n’avait pas sa spécificité.