4) La notion de « genre rituel »

Pratique cultuelle, discours culturel : une double perspective

L’approche anthropologique d’une pratique rituelle, le kourban ou sacrifice sanglant, en Bulgarie et dans le nord de la Grèce, sert donc un double but : d’une part appréhender un rituel dans son contexte culturel, soit des sociétés balkaniques contemporaines ; d’autre part étudier, sous l’angle de ce rituel, les notions de sacrifice et de rituel en anthropologie. De ces deux thématiques, posées en miroir, émergent deux questions qui parcourent tout ce travail, et qui sont deux versants d’une même problématique : comment, en décrivant un rituel, qualifie-t-on les gens qui le pratiquent ? En quoi les caractéristiques sacrificielles du kourban jouent-elles un rôle dans cette qualification ? Comme nous l’avons déjà suggéré plus haut, il s’agit ainsi de traiter simultanément le kourban :

  • comme pratique rituelle individuelle et collective, forme sociale, modalité du rapport au religieux,
  • comme construction culturelle d’une forme rituelle qui n’apparaît pas liée en propre à un groupe religieux en particulier, mais constitue une pratique traditionnelle répandue au sud des Balkans.

Au cours du terrain puis du travail d’écriture, il nous est apparu qu’à une analyse du rituel devait répondre une réflexion sur la notion de sacrifice, permettant non seulement d’opérer un retour critique sur la construction de notre objet, mais de prendre du recul vis-à-vis de certaines catégories préétablies associées à cette notion. Réfléchir en double perspective nous a conduit à formuler l’expression de « genre rituel », pour désigner non seulement le kourban, mais sa construction culturelle, non seulement l’ethnographie du rituel mais le champ anthropologique qu’il évoque. Cette expression, qui vise à appréhender le kourban à la fois comme pratique cultuelle et discours culturel, mérite d’être argumentée.

Il ne s’agit pas de la notion de genre telle qu’employée par l’anthropologie anglo-saxonne, soit les statuts sociaux en fonction des rapports entre les sexes et des représentations que l’on s’en fait. Proche de l’acception du genre comme ensemble vaste, l’idée de « genre rituel » vise à qualifier la multiplicité et la diversité des univers de sens et des occurrences pratiques du rituel en question, de même que Bastide estimait que « le sacrifice n’est pas une espèce spéciale de rites, mais un genre qui en contient beaucoup » (Bastide, 1947 : 90). Elle suggère aussi que le rituel que l’on appelle kourban, l’ensemble des opérations qui le constituent, les différentes définitions qui ont pu en être données sont le fruit de regards et d’élaborations culturelles diverses.

Nous partons de l’idée qu’autant que pratique, signification religieuse ou contexte social, le kourban s’est constitué en un « genre rituel » en étant identifié, décrit, analysé, situé dans une histoire, mis en discours par des ethnologies, inséré dans des dispositifs de savoir qui renvoient nécessairement au pouvoir de dire ce qu’est le rituel et ce que sont ses pratiquants (Foucault, 1969 ; de Certeau, 1975). Ce qui nous intéresse est alors la formation d’un discours sur le rituel. L’objet de l’anthropologie est constitué et configuré par l’anthropologie, et pas seulement observé comme s’il s’agissait d’un « donné », d’un fait en soi. Ce n’est pas seulement un objet situé à mi-chemin entre les catégories « indigènes » et celles de « l’observateur » (Lévi-Strauss, 1950 : XXXVII-XL) mais déjà un ensemble complexe, où le contexte social autant que le « terrain », les pratiques concrètes autant que le mode descriptif, la terminologie autant que les théories et les concepts, jouent un rôle dans son appréhension.

L’idée de genre rituel emprunte en partie à l’idée de « genre flou » (Geertz, 1986b) ; elle suggère un type de « phénomène rituel » (Turner, 1990) à la fois identifiable et polymorphe, et qui à ce titre peut difficilement faire l’objet d’une approche unitaire postulant d’emblée sa cohérence ou son homogénéité. Elle vise en tout cas à éviter la notion de modèle, trop abstraite et fixative, et à suggérer toute la complexité d’un fait rituel qui est à la fois support de pratiques et de discours, monde social et mode descriptif, dispositif votif et objet culturel. Elle nous semble constituer une formulation acceptable de l’une de nos questions initiales : un rituel comme le kourban peut-il constituer un angle d’approche anthropologique des sociétés balkaniques considérées, au travers de ce qui s’en produit dans la ritualité ?