Cette question en appelle une autre, épistémologique celle-là : comment passe-t-on du microcosme que constitue ce rituel ici et maintenant au macrocosme culturel et social dans lequel il se déroule, soit des sociétés dans leur histoire ? L’approche de Clifford Geertz en est une bonne illustration, lorsqu’il saisit dans le combat de coq certains traits de la société balinaise (Geertz, 1983), ou identifie dans le souk de Séfrou les traits d’une forme d’économie à part entière, celle du « bazar » (Geertz, 2003). Nous nous interrogeons sur l’usage de ce rituel pour aborder et qualifier les sociétés du sud-est de l’Europe, un certain monde « balkanique », notamment dans ses aspects ruraux et proche de ses traditions, malgré une modernisation rapide, voire brutale, et de multiples bouleversements récents, en particulier en Bulgarie.
Nous parlons également de l’idée de « genre rituel », davantage que de « pratique religieuse », pour ne pas limiter le champ du kourban à l’analyse de sa pratique dans un contexte religieux déterminé. Abordant le rituel comme pratique transversale ou agrégative, il ne s’agit pas d’établir des distinctions claires et nettes entre le même rituel pris dans des contextes religieux différents, ou plus exactement d’isoler et de qualifier ce qui serait le kourban musulman ou le kourban chrétien. Ce faisant, nous prêtons attention aux caractéristiques communes mais aussi aux distinctions opérées par le rituel, en tant qu’il crée un espace-temps spécifique qui mobilise le religieux et le sacré, mais ne s’y résume pas. En termes de méthodologie, c’est l’observation et la comparaison de différents kourbani, pris dans des contextes, des régions et des communautés diversifiés, qui permet de tracer les traits récurrents de la pratique rituelle en question, en étant attentif à la multiplicité des intentions et des manières de se représenter le rituel.
Pratique et logique transversale, procédure plus qu’objet, le rituel poly-signifie et méta-signifie. Il constitue une expérience pratique qui ne se laisse pas réduire à une forme modélisée, une formule logique : son sens provient de sa performance. Sur ce point, il n’est pas certain que le rite diffère du mythe, lequel « ne se définit pas seulement par sa polysémie », mais « met en jeu une forme de logique qu’on peut appeler, en contraste avec la logique de non-contradiction des philosophes, une logique de l’ambigu, de l’équivoque, de la polarité. (...) Une logique qui ne serait pas celle de la binarité, du oui ou non, une logique autre que la logique du logos » (Vernant, 1979 : 250).
Ces réflexions suggèrent d’abandonner toute conception holistique et d’articuler plusieurs échelles d’observation et de raisonnement. Conserver un certain déficit structural à l’analyse du rituel semble constituer une voie médiane, évitant de choisir entre « sens » et « fonction » du symbolique comme du rituel, et suggérant que ce sont précisément les rapports entre sens et fonction qui doivent être saisis (Lenclud, in Bonte et Izard, 1991 : 688-691). Ce qui nous intéresse, c’est autant ce qui s’organise grâce au, et autour du rituel, que le rituel proprement dit, le religieux laissant place à la notion élargie de ritualité.
Du point de vue de l’observateur, l’économie pratique et l’économie symbolique du rituel ne se recouvrent pas comme s’il y avait pleine adéquation de la forme au sens, d’une pensée à un acte. C’est en partie cette distance entre ce qu’il a sous les yeux et l’analyse qu’il tente d’en faire, qui distingue de facto l’observateur du pratiquant, lequel ne se pose pas en ces termes la question de sa propre pratique 106 . Le faire rituel ouvre sur une multiplicité d’intentions et de conceptions, dont il permet la convergence et le croisement en un même lieu et un même temps, en un cadre négocié perméable au changement, à l’innovation ou à la dérogation.
Ainsi, les opérations de cuisine ne sont pas fermement ritualisées, c’est-à-dire enserrées dans une procédure dont une dérogation quelconque annulerait le sens de l’acte entier ; en revanche elles se déroulent selon des étapes et dans un espace-temps visant à circonscrire, maîtriser, gérer le passage de l’état vivant à l’état votif, en passant par l’état alimentaire, et ce jusqu’à la consommation elle-même. La difficulté consiste à trouver le point d’équilibre entre les caractéristiques structurelles et les caractéristiques contextuelles de la pratique rituelle.
Traiter du rituel, non pas comme d’un fait abstrait, mais comme d’un objet construit et manipulé par ses pratiquants et d’un espace-temps dans lequel le chercheur opère son propre découpage, permet le jeu de différents niveaux d’observation et d’analyse. La teneur sacrificielle est l’un des horizons seulement à partir duquel envisager le kourban. Les notions de localisme, de festivité, de commensalité, de vœu, d’événementialité, le rapport au corps, à l’alimentation, à la santé, à l’événement que l’on cherche à maîtriser dans le rituel, sont tout autant impliquées dans son appréhension ethnologique. Le rituel permet de conférer de la valeur à des actes, des objets, des mots, des animaux, des personnes, etc. : des valeurs mises en circulation, sous la forme de supports concrets (nourriture, prières, offrandes, actions...), au sein d’un groupe, d’une famille, d’une localité, mais aussi entre les hommes et des puissances religieuses incarnées dans les saints : une communauté s’imagine (Anderson, 1983) dans le rituel, et ces valeurs trouvent leur justification dans le croire partagé qu’elles rendent possible, dicible, sensible, transmissible.
Et ce « du fait même qu’en tant que spectateur qui prend un point de vue sur l’action, qui s’en retire pour l’observer, pour la regarder de loin et de haut, [l’observateur] constitue l’activité pratique en objet d’observation et d’analyse » (Bourdieu, 1972c : 160). Il y a nécessairement hiatus dans la « construction élaborée par la science pour rendre raison des pratiques », pour signifier ce qui « se trouve à l’état pratique dans la pratique des agents et non dans leur conscience » (p. 171).