Un objet liminal

En qualifiant le kourban de « genre rituel », nous partons donc de l’idée qu’aucun fait culturel, tel qu’un rituel, n’est un objet figé dont l’énoncé des règles de sa production suffirait à rendre compte. La connaissance d’un objet singulier, qui procèderait à son démontage en autant d’éléments que le permet l’observation et le réarticulerait en quelque sorte de manière logique, ne semble pas suffisante pour appréhender la dynamique dans laquelle il prend son sens. Les objets, les faits, les données se fabriquent et se refabriquent sans cesse, constituant une configuration particulière entre le discours objectivant, l’expérience subjective, l’héritage conceptuel, le corpus documentaire, etc. Si les isoler constitue une étape nécessaire de leur « efficace anthropologique », les restituer au contexte de leur fabrication permet de franchir ce pas vers une « science de la subjectivité » (Lacan, 1966) qui ne laisserait pas de côté, comme non-pertinents, la complexité des rapports sociaux, humains, le « clair-obscur » (Bachelard, 1962 : 7) dans lequel une connaissance se déploie.

Deux processus distincts sont généralement mis en œuvre dans l’analyse d’un rituel : son agrégation en un modèle suffisamment cohérent pour englober un grand nombre de ses variantes réelles, et sa diffraction ou sa dissolution dans un vaste ensemble culturel, qui en dessine l’image comme en négatif. Nous serons conduits à osciller entre ces deux caractères, centrifuge et centripète : le rituel n’est pas un isolat stable, mais tient sa forme de ces différentes modalités que sont la pratique, le discours, la description, etc. La notion de « liminarité », le fait que dans le rituel « [des] situations et [des] personnes échappent ou passent au travers du réseau des classifications qui déterminent les états et les positions dans l’espace culturel » (Turner, 1990 : 96), peut nous aider à saisir l’idée que le rituel construit un espace-temps à la fois cohérent et poreux. Cette liminarité n’est pas un caractère « intrinsèque » du kourban en particulier ou du rituel en général : elle constitue une voie d’approche, une posture méthodologique permettant de conjuguer des éléments d’observation et d’analyse, et leur mode de construction, en d’autres termes la formation d’un « objet » sur un « terrain ».

Parlant de caractère liminal du rituel, il s’agit tout autant de le rendre apte à traduire un contexte culturel et des réalités sociales, de le faire « travailler » entre différents horizons sociologiques (communauté et société, ruralité et urbanité, tradition et modernité) et différents usages du religieux, notamment ces deux niveaux, discutables par ailleurs, que l’on définit comme « institutionnel » ou « populaire » : d’un côté le caractère transcendant de l’acte de foi qui est à la base du rituel, de l’autre les usages magico-pratiques qui peuvent en être faits. Derrière ce que l’on désigne comme la « religion populaire », pratiques du sacré réglées et transmises par la tradition, identitaires au sein de communautés spécifiques mais écartées de la légitimité sociale, on doit être attentif à la place que le corps social dans son ensemble accorde au rituel, pour comprendre ce que sa pratique (ou sa non-pratique) véhicule d’enjeux sociaux, culturels, voire politiques (Isambert, 1982 : 73). On ne peut appréhender le rituel dans le système des pratiques, des symboles, des savoirs, des objets, que l’on décrit précisément comme relevant de cette « religion populaire », sans admettre que celle-ci est elle-même construite comme une limite entre institué et tacite, contractuel et traditionnel, écrit et oral, savant et populaire.

Jamais figé, toujours en tension, l’espace rituel peut être simultanément l’occasion de liens identitaires exclusifs, dessinant les marges du groupe qui le pratique, ou inclusifs, touchant l’ensemble des composantes de la société locale, notamment dans sa dimension festive. Le kourban s’insinue dans des contextes rituels très différents ; il prend des formes multiples, ce qui en rend une définition exhaustive illusoire ; on le trouve dans les interstices d’un grand nombre de pratiques rituelles, toutes tendances religieuses confondues. Tout en gardant à l’esprit la trame sacrificielle, une approche ethnographique du kourban doit donc être attentive à saisir des situations rituelles qui ne sont pas des écarts par rapport à une norme, mais des productions perpétuelles de normes négociées : si les hommes « doivent produire de la société pour vivre » (Godelier, 1996 : 141), le rite ne constitue pas une forme sociale préalable ou un donné, mais un processus, un espace-temps circonstancié et négocié.

Le terme kourban ne se résume ni au seul sacrifice sanglant, ni au religieux : un festin donné par des instances politiques locales, lors duquel on égorgera des brebis pour faire une tchorba peut très bien être appelé kourban sans référence ni sanction religieuses. A l’inverse, il peut arriver qu’un acte d’offrande réalisé dans un contexte religieux, mais sans sacrifice sanglant ni commensalité, un don de vêtement ou même, cas fréquent, l’abandon d’une portion de tissu en un endroit qui est censé purifier et retenir le mal, puisse être appelé kourban, pour peu que les explications qui en sont données mettent en avant le caractère substitutif de l’acte en question. On doit se garder de résoudre le sacrifice à la seule mise à mort, et examiner son inscription dans une chaîne opératoire élargie qui vient lui donner sens.

Il n’est pas pertinent de dissocier la mise à mort en tant que telle de son contexte et de la ramener uniquement à la dimension canonique. Cela permet de ne pas chercher « du sacrifice » derrière toute mise à mort, et de distinguer les régimes rituels qui impliquent une victime animale sans pour autant les renvoyer à un modèle sacrificiel préétabli. L’expression « genre rituel » a pour objectif de garder au kourban sa polysémie et sa plasticité tout en admettant qu’il constitue bel et bien une forme pratique et symbolique, support d’action collective et opérateur rituel. C’est pour cette raison que, tentant de ne pas l’enfermer dans la catégorie de sacrifice, le kourban est envisagé comme processus et construction, qui produit lui-même sa propre tradition, sa propre modélisation, par les pratiques et les discours croisés émis à son sujet.