5) Rituel et société

Le rituel polymorphe ?

Confronté, dans un cas comme le kourban, à l’épaisseur du « faire » rituel, il nous faut comprendre en quoi le rituel synthétise une multitude d’expériences et d’attentes en un espace-temps singulier. Les seuls mots et gestes à proprement parler rituels (ce dans quoi on va généralement chercher le sens du rituel, par exemple des formules de bénédiction) lui sont insuffisants pour exister : encore lui faut-il un lieu, un temps, un corps social, des objets, mais aussi des vecteurs sensoriels (images, sons, goûts...), des discours et des narrations, enfin des mémoires et des histoires qui permettent de se dire individuellement ou collectivement par le rituel. Par ailleurs, il faut prendre en compte les discours sur le rituel, ses élaborations légitimantes (savantes, politiques…) ou simplement ses qualifications culturelles.

Cette épaisseur et cette polymorphie obligent à se déprendre d’une conception positive du rituel, en admettant « que ce terme ne peut pas être utilisé pour désigner un geste qui serait en soi rituel, mais plutôt qu’il désigne un cadre contextuel spécifique » (Piette, 1997). A ce titre, il est important de souligner que nous ne chercherons pas une logique du rituel, au sens où, d’un point de vue structural, on chercherait la logique de la pratique, en décomposant l’objet-rituel en éléments définis par leurs relations (complémentarité, opposition, etc.), le tout formant système. Nous tenterons davantage de comprendre en quoi le rituel permet d’articuler des discours sur le soi et l’autre. D’un point de vue interprétatif et réflexif, on cherchera plutôt à saisir la pratique de la logique : comment des faits rituels, qui comprennent un modus operandi mais aussi des qualifications culturelles, sont conçus comme formes des rapports sociaux.

Cette perspective permet d’appréhender les multiples usages, fonctions, interprétations du rituel, comme partie intégrante du fait social qu’il constitue, comme son caractère même de fait social. Autrement dit, on tentera de ne pas réduire le rituel à la catégorie sociologique de rite, mais de traiter du rituel comme construction culturelle. Le fait rituel est polymorphe et plastique car il constitue une expression de la complexité, de la polymorphie, de la polysémie du social. Ce caractère polymorphe provient de la propension à condenser, à agréger en un espace-temps circonscrit, en un continuum, la diversité de tous les éléments de l’expérience, des éléments qui sont d’ordinaire, dans l’expérience habituelle, vécus comme relativement disjoints les uns des autres, non formulés explicitement, non reliés entre eux, non investis d’un sens précis, et qui, dans l’expérience rituelle, participent d’une cohérence globale et dense.

Cette condensation constitue une forme ordonnée, attestable, reconnaissable, reproductible et transmissible. Mais il est primordial de prendre conscience de la variété des modes d’approche et des investissements du rituel, de comprendre comment il fait « lieu commun » tout en étant constitué d’autant de demandes et de représentations particulières. Dans notre perspective, le rituel n’est donc pas tant un reflet de la société, au sens où il condenserait à petite échelle des caractéristiques sociales générales, qu’un état inédit du social marqué par cette condensation. Il est polymorphe et métasignifiant parce qu’il peut souvent se voir assigner une multitude de sens et de fonctions.