Du microcosme au macrocosme

Cet angle d’approche nous mène à reconsidérer les rapports généralement établis entre rituel et société. On a longtemps pu voir dans un rapport étroit à la ritualité le trait distinctif des sociétés étudiées par l’ethnologie, qu’elles soient qualifiées de « simples » ou de « traditionnelles ». C’est dans les trente dernières années que l’on a vraiment prêté attention à la question des rites dans les sociétés contemporaines (Ségalen, 1998). Le rituel et la ritualité sont vus comme des formes extrêmement plastiques (Smith, 1991 ; Ségalen, 1998). Selon l’angle choisi, il est possible d’assigner au rituel une grande variété de fonctions : il peut être une pratique localisée indissociable de son contexte ou une structure logique dont on va repérer de grandes familles. Il peut concerner la manifestation des émotions aussi bien que la réitération routinière d’une pratique codifiée, socialiser ses pratiquants tout en recevant un sens personnalisé et individualisé.

Ainsi chargé de faire le lien entre des usages sociaux multiples voire parfois contradictoires, le rituel serait partout et tout serait rituel, au risque de faire perdre « toute efficacité sémantique » au terme même (Ségalen, 1998 : 4), ce que suggère l’extension de la notion de rite à des dimensions multiples de la vie sociale. Le rite est en quelque sorte le fait rituel lui-même, dont le rituel peut être considéré comme un « déploiement cérémoniel » (Smith, 1991 : 630) : le rite est une catégorie sociologique, une forme des rapports sociaux (par exemple chez Goffman, 1974), alors que le rituel est une configuration singulière, ce que l’on peut appeler une production culturelle du social, qui relève d’une historicité, d’interprétations, d’assignations de sens.

Il est fréquent de voir dans le rituel la démonstration d’un « soi » individuel et collectif convergents, entremêlés, un « fait social total » qui agrégerait de multiples niveaux de la vie sociale des acteurs en une totalité ordonnée. Le rituel serait une production et une projection de l’image que la société a d’elle-même, voire un état fusionnel dans lequel individu et société se confondent. Il y aurait dans le rituel ce que Turner appelle la communitas par opposition à la structure : un état commun, générique, qui affirme une unité là où la structure établit des hiérarchies et scande des différences 107 .

La communitas s’appuie sur autant de frontières qu’elle entend en abolir. Les hiérarchies peuvent et doivent s’effacer dans certaines circonstances, s’affirmer dans d’autres : la structure a besoin d’instances fusionnelles qui lui soient temporairement sa propre négation. La ritualité est ici une dimension éminente de la vie collective, un catalyseur de fonctions sociales variées voire contradictoires, exprimées avec une intensité et une cohésion particulières lors de son déroulement. Elle condenserait et cristalliserait le social de telle sorte que celui-ci s’y révèlerait dans une pureté voire une fixité inaccoutumées, contrastant avec le flux du quotidien, l’impermanence et l’instabilité des expériences ordinaires. Les épisodes rituels seraient comme un écorché du social, éclairant par à-coups ses zones d’ombre, ou plutôt condensant la lumière sur un point charnière.

L’idée qu’une société se donne particulièrement à voir dans des situations spécifiques, qui créent les cadres du « commun », n’est pas spécifique au champ rituel : la fameuse étude du combat de coq balinais par Geertz n’est pas exempte de cette perception holographique du fait social, qui dans ses expressions les plus infimes contiendrait la totalité de la société. L’ethnologue voit dans le combat de coq simultanément un entre-soi cohérent dans le cadre d’une activité ponctuelle et un reflet de la société balinaise : dans cet épisode particulier se refléteraient certains des aspects fondamentaux de cette société, tels que la théâtralité qui suppose de se fondre dans un personnage tout en sachant qu’il ne renvoie pas à une « identité profonde », en suggérant plutôt qu’il n’y a pas de « moi » social véritable, et que la notion de sujet est illusoire (Geertz, 1983). Ce n’est pas la démonstration de Geertz qui nous retient ici, mais la manière par laquelle elle lui fait appréhender une pratique déterminée : elle le rend capable de relier le microcosme des actions rituelles au macrocosme des représentations culturelles, elle tire de l’un à l’autre les fils d’une compréhension en continu de la société balinaise. En cela, il souscrit à une lecture conjointe du combat de coq en termes de pratique et de représentation, d’acte et de discours.

Mais cette méthode ne va pas de soi, y compris pour son utilisateur : « caractériser des civilisations entières à partir de l’une ou l’autre de leurs institutions clefs est une entreprise problématique » (Geertz, 2003 : 57). En effet, si le personnage du joueur traduit des conceptions de la personne ancrées dans la culture balinaise, rien ne nous dit que ces conceptions culturelles marquent en toutes circonstances l’individu, comme s’il se pliait en toute nécessité à sa culture, comme s’il fusionnait avec son groupe. Telle personne prise en situation de jeu ne sera pas forcément identique à elle-même (c’est-à-dire à son personnage de joueur) dans d’autres occurrences de l’espace social global. Il n’est pas inutile de distinguer ici la personne et le personnage, et de réfléchir à la personnification comme le fait d’entrer « dans la peau de », de se mettre en situation, en action, en jeu : cela permet d’appréhender le social comme un faire davantage qu’un fait.

Bien que présentant des « caractéristiques formelles » (Bromberger, 1997), bien qu’étant un ensemble cohérent non réductible à la somme de ses pratiquants ou à sa fonction, ce faire est un processus variable à chaque fois réincarné, rejoué, réitéré, socialement contextualisé. Faire parler une « culture » au travers de ce faire social, un rituel par exemple, relève déjà d’une assignation, d’une « ethnologisation » au cours de laquelle on fait en sorte que l’individu et le groupe coïncident, se déterminent l’un l’autre. C’est bien l’ethnologue qui opère ce passage du microcosme au macrocosme, qui passe du fait social à la société. Ainsi de l’épisode fameux de la descente de police, qui oblige l’ethnologue à fuir au même titre que les joueurs balinais : d’un coup, il partage l’intimité d’un groupe parce qu’il partage ses limites et ses dangers, mettant en balance son statut d’étranger, de blanc, d’occidental et prouvant ainsi son lien au jeu et au groupe qui le pratique.

Notes
107.

Les mouvements millénaristes en constituent le meilleur exemple : « l’homogénéité, l’égalité, l’anonymat, l’absence de propriété (…), la réduction de tous au même niveau de statut, le port de vêtements uniformes (…), la continence sexuelle (ou son contraire la communauté sexuelle), la réduction au minimum des distinctions liées au sexe (…), l’abolition du rang, l’humilité, le mépris de l’apparence personnelle, le désintéressement, la totale soumission au prophète ou au chef, l’enseignement des choses sacrées, l’insistance sur les attitudes et le comportement religieux (…), la suspension des droits et obligations liés à la parenté (…), la simplicité de la parole et des manières, la folie tenue pour sacrée, l’acceptation de la peine et de la souffrance » (Turner, 1990 : 110-111).