Postulat identitaire et conception « équilibriste » du social

Affirmant que « tous les rituels ont ce caractère exemplaire : ils exhibent un modèle » (Turner, 1990 : 116), Turner souscrit à une tradition ethnologique qui consiste à chercher des schémas invariants des conduites collectives dans certains épisodes de la vie sociale. Le modèle dont le rituel serait la manifestation est d’ordre symbolique : il constitue un état mental et social de l’homme, actualisé et formulé à certains moments et dans certaines circonstances. Cette idée de modèle n’est pas pour rien dans le sentiment que le rite, l’espace et le temps de son déroulement, vient donner une réalité accrue ou plutôt une forme précise, saisissable, observable aux structures sociales.

La notion même de rituel est ainsi porteuse de modèles cognitifs récurrents. Suggérant certaines manières de poser les yeux sur la société autant que le décalage dans lequel on se situe soi-même en tant qu’« observateur », le rituel comme catégorie fait partie de ces « filtres » de l’expérience qui font que « plus notre expérience est conforme au passé, plus nous avons confiance en nos suppositions » (Douglas, 2001 : 56). Conçu comme un miroir grossissant ou un hologramme du social, le rituel est porteur d’une conception implicite de la société : il serait notamment l’expression d’une société formelle, correctrice, harmonisatrice 108 . Cette conception du rituel comme équilibrage de la société, que l’on trouve chez Turner, tenant de « l’approche de la théorie rituelle dans les sciences sociales » (Geertz, 1986b : 38) est porteuse d’une forme de « sociodicée », de justification de la société, qui a certainement joué un rôle clé dans les sciences sociales, et se trouve actuellement en crise chronique.

Maîtrisable par sa taille (des groupes circonscrits, en des lieux et des temps précis, etc.), vérifiable par sa récurrence (une manifestation périodique, réitérative, reproductive), le rituel serait une sorte d’atome du social particulièrement adapté à l’approche ethnographique. Non seulement on s’intéresse par prédilection aux rituels « explicites », présentés en tant que tels par leurs acteurs et les institutions qui les performent, mais on analyse en termes de ritualité, de conduites rituelles ou de ritualisation tout ce qui, du quotidien, tend à la procédure, à la routine au sens anglo-saxon, voire à la compulsion.

Le concept de rite d’interaction (Goffman, 1974) sert à caractériser les règles comportementales mises en œuvre dans les situations sociales les plus anodines, supposant qu’à chacune de ces situations correspond une gamme de comportements appropriés, que les acteurs connaissent et mettent en œuvre plus ou moins intuitivement, notamment en fonction de leur vision d’eux-mêmes et de leurs intérêts du moment. Goffman caractérise la place de l’individu dans les interactions sociales comme la mise en œuvre d’un « moi » rituel autocontrôlé qui garantit un état relationnel stable face aux risques de la relation. Dans le cas des interactions verbales, « chaque fois que quelqu’un risque un message, [il y a] un danger possible pour l’équilibre rituel » ; « s’agissant de maintenir un flux ordonné de messages verbaux, il est (…) bon que le moi ait la structure rituelle qu’il a reçue » (Goffman, 1974 : 36-37).

La principale fonction du rituel semble ainsi d’équilibrer les relations, et en cela il reflèterait la société elle-même : « les sociétés, pour se maintenir comme telles, doivent mobiliser leurs membres pour en faire des participants de rencontres autocontrôlés » (Goffman, 1974 : 41). Dans ce mode d’appréhension du social en termes de cadres, des opérations récurrentes se déroulent, qui sont à elles-mêmes leur propre règle et qui font « tenir » le social en le performant : les cadres s’éprouvent à chaque fois qu’ils se négocient. Mais si le rituel en vient à représenter une forme stable du social (un cadre), c’est aussi que pour constituer l’objet social en tant qu’objet d’observation et d’analyse, pour expliquer sa constance dans son devenir, pour pouvoir en fait continuer à parler du social et de la société, on est amené à identifier de telles procédures stables, des modèles variant suffisamment peu d’une pratique à l’autre pour que l’on puisse parler de « fonctions », de « structures » ou d’« invariants ». Il s’agit d’un paradigme de la société comme corps constitué et cohérent, avant tout préoccupé par sa propre reconduction, sa perpétuation telle quelle ou avec le moins de changements possibles risquant d’affecter sa structure.

Les notions de structure et de système renvoient à la conception d’un tout social tendant vers la cohérence, et que la modification d’un de ses éléments altère entièrement. Cette modélisation suppose que le système en question est d’emblée un tout (qu’il s’agisse d’une société ou d’un texte), et que si ses éléments en eux-mêmes n’ont pas de signification, chacun a nécessairement une signification dans le système. Le social « tiendrait », c’est-à-dire évoluerait dans la continuité, en partie par des soupapes rituelles absorbant les tensions que génère le changement, l’événement, les transformant en une énergie productrice d’un sens acceptable car stabilisé dans la « tradition » et référé à une « origine ».

Il y aurait une puissance sociale restituée du rituel, ce que Lévi-Strauss nomme son « efficacité symbolique » (Lévi-Strauss, 1974) : des effets concrets pour l’individu et le groupe, dont le premier est la reconduction d’une sorte de contrat rituel basé sur le croire-ensemble 109 . Il est important de noter que ce croire-ensemble procède d’un contexte et relève d’une pratique : dans le cas d’un rituel thérapeutique, l’efficacité symbolique n’est pas le fait d’un agent guérisseur sur un patient malade, mais la situation particulière dans laquelle les uns et les autres performent ensemble la maladie et sa guérison.

Notes
108.

Même dans ses excès transgressifs, puisque ceux-ci, tels le charivari qui renverse ponctuellement les hiérarchies et les conventions, opèrent en fait des « transferts d’énergie » d’un domaine vers un autre, inversant des pôles d’intensité et permettant à la société de se rééquilibrer.

109.

La correspondance entre le contrat et le rite repose sur le sentiment d’une même adhésion liant les contractants en vue d’un bien commun supérieur.