Pourtant, en général, le rituel colle mal au modèle structurel que l’on en produit. Lacune pratique de pertinence logique ? Manque de « pureté structurale » ? On sait qu’au rituel, le structuralisme lévi-straussien préfère le mythe comme langage autoréférentiel, expression per se de la puissance logique des sociétés humaines, et éventuellement démonstration de la supériorité et de la prééminence de l’esprit sur la matière 110 . La méthode structurale, se situant d’emblée dans une perspective d’élucidation rationnelle qui ne tolère qu’un savoir total et sans reste, ne parle pas de ce qui affleure selon nous dans le rituel : l’enchevêtrement des « ordres de réalité », le cumul de positions changeantes qui rend nécessaire l’étude de son contexte (donc la réintroduction du temps et de l’espace au détriment d’une sphère structurelle idéelle), la coprésence d’arguments logiques et d’artifices narratifs ou plus simplement de « silences » que l’on ne peut résoudre à « de l’inconscient » qu’il suffirait d’excaver ou à des « trous dans la langue » (l’expression est de Bourdieu, 1987 : 110, cité par Piette, 2003) qu’il suffirait de combler, puisqu’ils constituent la trame de ce que l’on peut appeler « l’effet de croyance ».
Cet effet de croyance concerne ce qui est énoncé, ce qui peut se transmettre, être crédité d’une valeur, ce qui fait consensus dans l’espace-temps du rituel ; il implique aussi l’observateur, non pas parce que sa présence modifierait une règle préalable (altérerait le contenu et la forme rituels « purs », ce qui renvoie là encore à une idéalité), mais parce que sa propre pratique est précisément constituée de ces pratiques. Le travail de formalisation et de modélisation, important pour « séquencer » le(s) langage(s) du rituel, ne doit pas empêcher de reconnaître que, si le mythe « structuralisé » parle un langage, le rituel pratique davantage une langue et une parole : il est une fiction qui repose autant sur des qualités esthétiques, morales, narratives, stylistiques, poétiques ou purement phatiques, que sur des règles logiques ou syntaxiques. La relégation du rituel (et comme nous l’avons vu spécifiquement du sacrifice) au rang des objets secondaires parce qu’incomplets occulte la question des insuffisances de la méthode elle-même à cerner ce que fait le rituel.
Tout en estimant que les rituels « exhibent un modèle » (Turner, 1990), ce qui tend à réintroduire le recours à un invariant, Turner continue sa phrase d’une manière significative, qui marque aussi la difficulté que constitue la ritualité en tant qu’objet et concept : « en un sens, on pourrait dire qu’ils [les rituels] “créent” la société, tout comme Oscar Wilde considérait la vie comme une “imitation de l’art” » (Turner, 1990 : 116). Ce que suggère cette dernière phrase, c’est la teneur voire la fonction fictionnelle du rituel, le rituel comme fiction.
Cette dimension fictionnelle (et non fictive) a des conséquences importantes sur la notion même de rituel, à commencer par la nécessité d’une formulation, voire d’une narration, sous quelque forme que ce soit (verbale ou non) de ce qui se passe dans le rituel. La « créativité » rituelle suggère que le rite génère une configuration sociale inédite : « les rites sociaux créent une réalité qui, sans eux, ne serait rien. (…) Ces actes quotidiens, symboliques, que sont les rites, ont plusieurs fonctions : ils nous permettent d’isoler certains phénomènes et de les mettre en valeur, ils nous fournissent une méthode mnémonique et, enfin, un moyen de dominer notre expérience » (Douglas, 2001 : 81).
La fiction rituelle a affaire à l’événement et au changement. En mettant en scène des transformations, le rituel tient un discours sur le changement. Autant qu’un passage, le rituel est un événement, c’est-à-dire une performance réalisée dans un espace-temps, avec des protagonistes et un public : il faut que certains des protagonistes (y compris l’ethnologue) jouent un rôle testimonial, d’accréditation. Le rituel condense en un événement codifié et maîtrisé ce qui par ailleurs échappe au contrôle : le changement, l’impermanent, le flou, l’expectatif, le mouvant. Ainsi, dans le cas du sacrifice, de la maîtrise rituelle de la vie et de la mort, de leur articulation contrôlée et intentionnelle au sein d’un dispositif symbolique constitué par la prière, la relation au saint, la bénédiction...
L’idée que le rituel constitue une fiction et un événement, et qu’il a affaire avec le changement, qu’il constitue une gestion du changement, implique une vision plus large que la notion de rite de passage de Van Gennep (que l’on retrouve notamment dans l’interprétation du sacrifice par Hubert et Mauss, 1968). Celle-ci focalise sur un impétrant support des opérations rituelles et suppose que des sphères séparées (généralement le sacré et le profane) sont réunies dans l’espace-temps rituel : ce faisant, elle ne saisit pas la dynamique rituelle à proprement parler, cette capacité d’articuler des contradictions, de conjoindre des sphères disjointes, de condenser et de formuler les tensions du corps social. Elle ne rend pas la dimension de fiction du soi et de l’autre par le rituel.
Nous comprenons le rituel comme une mise en sens et en scène de la question du soi et de l’autre : ainsi, lors du kourban, les échanges et les dons marquent des scènes sociales distinctes. Nous verrons aussi que le rituel ne renvoie pas tant à une identité religieuse ferme qu’à un ensemble de compétences sociales locales mobilisées à son occasion. Il faut donc se déprendre d’un raisonnement en termes d’identité et d’altérité, et envisager des jeux de position mouvants et parfois flous. La ritualité religieuse est une instance de soi qui prend, dans la Bulgarie post-socialiste 111 , le tour d’une affirmation personnelle, d’une autonomisation et d’une particularisation, en même temps que d’une refondation symbolique et historique. Les faits de ritualité témoignent des efforts individuels et collectifs pour circonscrire un univers commun de signification, qui n’est jamais donné une fois pour toutes puisqu’il suppose sa réitération.
Ces faits se nourrissent tout autant de la production symbolique qui les entoure et qui les énonce : l’anthropologie fait partie de ces modes d’énonciation, et témoigne à ce titre de ce qui se dit et se pense du rituel autour du rituel. Elle est elle-même tributaire d’une conception plus ou moins normative de ce qui qualifie le rituel : elle ne se contente pas de l’expliciter mais le situe dans une sphère sociale déterminée, le rattache à des groupes sociaux, l’identifie à ces groupes et à leurs caractéristiques (locales, ethniques, confessionnelles, sociales…), ou identifie ces groupes en partie par leur attirail rituel. C’est donc aussi au repérage et à la qualification de traits culturels par le biais du rituel qu’elle procède. L’anthropologie est une porte d’entrée parmi d’autres pour saisir non seulement ce que l’on dit de ce que l’on fait, mais ce qui est compris (voire analysé) de ce qui est dit. Ainsi, on n’appréhende pas le rituel comme un élément autonome ou abstrait, mais comme une forme singulière de la production culturelle du social 112 .
Ce qui semble découler assez nettement de la conviction « que la science sociale ne se bâtit pas à partir de la réalité manifeste, mais en élucidant l’ordre inconscient où se révèle l’adéquation rationnelle entre les propriétés de la pensée et celles du monde », conviction que Philippe Descola prête à Lévi-Strauss. « Réalité manifeste » vs « ordre inconscient », « pensée » vs « monde » et « adéquation rationnelle » finale : c’est la « profession de foi » cartésienne du structuralisme (Descola, 1996 : 130).
Mais le constat semble valable dans nombre des sociétés dites séculières (Hervieu-Léger, 1993).
Et ce aussi loin que possible, en incluant également l’anthropologue dans ces interactions. Parmi les échelles d’observation entrecroisées, notons sans souci de clôture : l’usage de l’appartenance nationale, le rôle du localisme, l’investissement personnel ou familial, le rapport à un cosmos sacralisé duquel on estime faire partie, les relations interconfessionnelles établies par le biais du rituel, etc.