Le rituel : polysignifiant, hypersignifiant… insignifiant ?

Le fait rituel est aussi bigarré et fragmentaire que cohérent et intégratif : il s’agit certes d’un jeu en tension entre communitas et societas au sens de Turner (1990), mais aussi d’un entre-deux dans lequel se rencontrent des expériences apparemment contradictoires (Piette, 2003). Il n’est pas possible de tirer un fil continu entre la pratique et le sens, entre le geste et le symbole, à moins de figer le rituel dans une forme immuable, ce qui revient à le ritualiser. Paradoxalement, la fixation du sens (l’institutionnalisation du sens) semble possible précisément parce que le sens, dans le rituel, est par ailleurs flottant, abstrait, et soustrait à l’examen : « il n’y a pas d’expérience trop banale pour être intégrée à un rite et chargée d’une signification qui la dépasse » (Douglas 2001 : 130) 113 .

Peuvent ainsi coexister de multiples niveaux de sens, qui s’accomodent les uns des autres : la focalisation sur les usages institutionnels du rituel ne doit pas masquer le fait qu’aux yeux de ses pratiquants la question du sens n’est le plus souvent pas déterminante, voire ne se pose pas dans la pratique. Derrière cette « banalité », ne doit-on pas admettre que le rituel, derrière une surcharge de signes et de sens, cache une forme creuse dont l’usage et l’invention, y compris dans toutes ses variations par rapport à une norme qui n’est jamais plus qu’une convention, est largement plus significatif que le discours qui l’accompagne et les significations positives qu’on lui attribue ?

Douglas continue : « plus personnelle et intime est la source du symbolisme rituel, plus éloquent est son message ». Cette personnalisation est l’une des caractéristiques du rituel, qui doit être capable de recueillir, sans que cela contredise sa forme générale et sa valeur collective, la pluralité des parcours personnels de ses pratiquants. Cette approche du rituel comme forme synthétique, polysignifiante, s’applique aussi au « sacré » : « c’est parce qu’il est la synthèse visible de tout ce qu’une société veut présenter et dissimuler d’elle-même que l’objet sacré unifie en lui le contenu – imaginaire, symbolique et “réel” – des rapports sociaux. Et c’est parce qu’il est l’objet culturel qui condense et unifie plus intimement et efficacement que tout autre l’imaginaire et le réel qui composent la réalité sociale qu’il en est en même temps le symbole le plus fort, le signifiant le plus plein, le terme le plus riche de sens d’une langue qui déborde la parole, la langue parlée dans la société et qui parle tout autant à travers les gestes, les corps et les objets, naturels ou fabriqués, qui les entourent. L’objet sacré, parce qu’il dit l’indicible, parce qu’il représente l’irreprésentable, est l’objet chargé de la valeur symbolique la plus forte » (Godelier, 1996 : 243). Parce que le rituel est un objet hypersignifiant, rien ne s’oppose à ce qu’on lui assigne une signification finale aussi permanente qu’intangible, qui est à la pratique ce que le modèle est à la réalité : une simple abstraction, une pure formule, une convention. Ce que le rituel et le mythe présentent comme leur fondement, n’est-ce pas alors leur propre labilité, leur variabilité intrinsèque, leur indécidabilité permanente ?

Notes
113.

La méthode de Douglas, dans la veine de l’anthropologie britannique illustrée par Evans-Pritchard, consiste d’ailleurs à décentrer les significations symboliques en les mettant en correspondances au sein d’un système social, les uns et les autres se structurant mutuellement. Récusant les tendances psychologisantes, méfiante à l’égard des théorisations, elle déploie son approche au fil d’exemples suffisamment variés pour qu’une comparaison s’avère possible, sans en tirer une axiomatique ou une définition mais une grille de lecture.