I La typification d’une « humanité balkanique » ?

1) Kourban : les enjeux d’un terme turc dans l’espace balkanique

Un même terme pour une conception plurielle du sacrifice

Le terme kourban dérive de l’Araméen korbân ou qorbân (La Sainte Bible, 1961 : 1338) qui signifie « offrande sacrée promise à Dieu » (Marc 7, 8-13). Il s’agit d’« un terme général pour désigner les dons que l’on offre à Dieu en se présentant devant lui... ; il comprend tous les sacrifices proprement dits, sanglants et non sanglants, volontaires ou obligatoires, ainsi que les prémices et les dons en argent » (Georgoudi, 1979 : 273, note 3). La notion d’offrande constitue le noyau sémantique du kourban, terme présent dans les trois religions du livre que sont le judaïsme, le christianisme et l’islam. Il est par ailleurs fréquent d’associer à la notion d’offrande celle de rapprochement, de proximité au divin par le sacrifice : « le vocable qorbân, offrande sacrifice, de la racine qaraba, s’approcher. Le Qurân le mentionne à trois reprises, tantôt dans sa conception hébraïque, tantôt dans le sens de moyen d’approche de la divinité. De cette même racine dérive le terme qorba, parenté. Le sacrifice entraînerait donc une sorte de parenté entre le sacrifiant et la puissance invoquée grâce au pouvoir d’approche qu’elle confère » (Chelhod, 1955, 183).

« Qorban désigne tout ce que l’homme consacre volontairement à Dieu, y compris la chair immolée – i.e. souligne l’action rituelle comme initiative de la part du donateur. C’est pourquoi y compris dans les versions les plus tardives de la Kabala qurban et olah s’emploient comme synonymes dans le sens de “rapprochement” et d’“élévation”. Dans les textes des anciens rabbins, le mot est utilisé comme formule votive, par laquelle quelque chose est consacré à Dieu, le plus souvent comme don. Au travers de sa désignation comme objet votif, il se défait de sa destination initiale et se consacre à Dieu. (…) Dans la dogmatique chrétienne, le mot continue à être utilisé pour désigner une offrande au nom de Dieu, mais perd son lien avec le sacrifice sanglant. Dans les traductions en ancien bulgare du Nouveau Testament, “korbana”, “korban” signifie don, offrande non-sanglante [bezkrâvna jertva] à Dieu (…). Selon certaines bénédictions orthodoxes, le mot provient de “korab” [vaisseau, bateau] (…), qui est dans le contexte de son sens initial lié avec un “rapprochement” à Dieu » (Blagoev, 2004 : 29).

Ainsi, le même terme peut recouvrir des conceptions différentes, selon que le sacrifice est ou non considéré comme une pratique légitime. Dans la variété de ses acceptions et de ses interprétations par chaque religion, le terme renvoie à la diversité des acceptions du don et du sacrifice dans les religions du Livre. Le champ sacrificiel est d’emblée multiple et ne recouvre pas une acception unique : il n’y a pas une définition unique et cohérente du sacrifice et de l’offrande dans les monothéismes, ni non plus dans chaque religion prise isolément. L’islam illustre fort bien la diversité des acceptions d’un champ sacrificiel qui renvoie à différentes procédures, contextes oblatifs, catégories d’offrandes (Benkheira, 1998, 2000 ; Bonte, 1999 ; Blagoev, 2004), à tel point que l’on a pu se demander si la notion de « sacrifice » convenait le mieux à la diversité des pratiques d’abattage rituel (Benkheira, 1998).

La polysémie du rituel ne se limite pas à la multiplicité des pratiques votives et oblatives : elle se traduit par une grande variété d’objets pouvant être appelés kourban, pour autant qu’ils participent d’une même opération rituelle. C’est aussi parce que l’usage courant du terme kourban, tel qu’usité en Bulgarie de nos jours, désigne lui-même un type de rituel et comporte plusieurs acceptions, que l’on peut parler de « genre rituel ». C’est dans ce cadre que la démarche comparative prend son sens : plutôt qu’un modèle rituel (ou un rituel modèle) en permanence contredit, on considère une nébuleuse rituelle composée de différentes matrices religieuses (christianisme, islam) à la fois dotées de points communs (le sacrifice d’Abraham) et de spécificités (ritualisme musulman, communion chrétienne...), et travaillées par de multiples influences culturelles, traditionnelles, etc. Il ne s’agit plus de statuer sur le caractère des rites en question ni de les spécifier en tant que tels, mais de les comparer au carrefour de significations, de logiques, de pratiques, que l’on fait jouer les unes par rapport aux autres.

Ce faisant, ils révèlent certaines pierres de touche de la relation entre soi et l’autre, les enjeux et les limites du fait de se concevoir comme partie prenante d’un espace commun tout en conservant le sens des distinctions. La dimension comparative ne consiste pas à traiter d’entités nettes bien séparées, dont on saisirait alternativement les points de jonction et de rupture, mais à comprendre ce qui fait simultanément jonction et rupture, et pourquoi. Le kourban est l’un des ces points de jonction/rupture, proximité/distance, tout comme le sacrifice est un élément commun et distinct du christianisme et de l’islam, un même objet traité différemment. Si l’on veut éclairer le sacrifice comme mise à mort, c’est l’islam qui donne le plus de clés ; si l’on veut appréhender le sacrifice comme résultat et consommation, le christianisme donne des outils particulièrement opérants.