Un champ sémantique

L’usage du mot kourban dans les Balkans est d’emblée un signe de l’inscription historique de cette région dans l’espace ottoman 114  : comme nous l’avons déjà vu, c’est à la langue turque que le mot a été emprunté 115 , les musulmans nommant Kourban Baïram le sacrifice du mouton en commémoration du sacrifice d’Abraham 116 . Si un terme turc sert à désigner des pratiques également bulgares ou grecques, c’est qu’il recouvre un champ sémantique spécifique que ne rendent pas les langues « nationales ».

En effet, il existe dans chaque langue des termes spécifiques pour la notion de sacrifice : en bulgare, le terme jertvoprinochenie désigne le sacrifice d’une offrande, tandis que jertva veut dire victime ; en grec moderne le mot thusia signifie sacrifice, avec les mêmes acceptations qu’en français (par exemple dans l’expression composée aimatiries thusies : sacrifices sanglants) 117 . Mais le terme kourban sert à qualifier ce que nous appellerons un « genre rituel » particulier, dont la richesse sémantique s’avère impossible à restituer ou traduire par un terme équivalent en bulgare ou en grec.

« Kourbania (...) signifie en même temps le sacrifice et la victime. Notons que le terme grec thusia est connu du peuple, mais que le mot d’origine turque kourbania est d’un usage plus fréquent et représente le mot propre » (Romaios, 1949 : 50). Le mot kourban, relevant de l’usage courant, est ainsi largement partagé : il évoque non seulement un rituel et une notion (celle de sacrifice), mais un objet, une pratique sociale, une tradition... Les différentes définitions produites par les ethnographes et folkloristes, tout en se recoupant, n’insistent d’ailleurs pas sur les mêmes caractéristiques et ouvrent des interprétations aussi multiples que le sont les occasions de kourban.

Dans un dictionnaire encyclopédique bulgare, on trouve à l’article kourban : « 1) sacrifice sanglant (krâvna jertva), caractéristique de l’ensemble du territoire ethnique bulgare, de même que des Bulgares installés en groupes compacts dans des régions situées hors des frontières du pays. 2) Kourban du grand-père (kourban na djadoto), kourban nominal (naretchen kourban), kourban promis (obretchen kourban) – appellations d’une pratique populaire, dédiée à un stopan (esprit propriétaire), namestnik (remplaçant) anonyme ou un saint chrétien protecteur de la communauté familiale-lignagère d’une personne, d’une localité sur le territoire communal » (Stoïnev, dir., 1994 : 194).

Dans un manuel d’ethnographie bulgare, on parlera de sacrifice (jertvoprinochenie), autrement appelé kourban ou obrok : « offrande d’une victime à des forces surnaturelles fantastiques (vâobrajaemite) dont les gens se pensent dépendants, pour en disposer, gagner ces forces pour soi, sa famille, son lignage (roda), et assurer par ce moyen la santé (zdravé), la chance, la fécondité du bétail, la fertilité des champs, etc. L’offrande est sanglante (immolation d’un porc, d’un agneau, d’une poule, d’un mouton) ou pas (pain rituel, œufs, fromage, miel, etc.). Ces offrandes sont amenées à des endroits définis, désignés comme des sanctuaires (obrotchichta), des églises, des croix, etc. Les sanctuaires se trouvent en général à proximité de sources, appelées aïazma, ou d’arbres, en général des chênes centenaires, etc. Beaucoup d’obrotchichta se trouvent sur les ruines d’anciens sanctuaires païens ou d’églises chrétiennes » (Kolev, 1995 : 40). Plusieurs critères du kourban retiennent l’attention : il s’agit d’une pratique votive traditionnelle, principalement liée au foyer et à la famille ; le sacrifice semble entretenir un lien particulier avec le lieu dans lequel il est accompli ; enfin, le kourban est d’un côté défini comme sacrifice sanglant, de l’autre comme offrande en général.

La définition suivante, tirée de l’Encyclopédie de la Bulgarie, ouvre encore sur d’autres acceptions : « Kourban – 1) Sacrifice ou offrande sanglante (animal sacrifié ou offert) ; 2) Repas rituel préparé avec l’animal sacrifié à des occasions déterminées par les croyances populaires ; 3) Fête avec un repas rituel à base d’un animal sacrifié ; 4) Plat préparé avec un animal sacrifié ; 5) Sacrifice (au sens figuré : victime innocente). Dans les pratiques rituelles traditionnelles, le kourban est offert lors de fêtes religieuses, à caractère ethnique – Saint Georges, l’Ascension –, à l’occasion de « foires », pour les fêtes familiales, dans le but de solliciter une aide surnaturelle (d’un saint protecteur), en vue de la réalisation d’un souhait particulier (obrok), lors de rites funéraires. Pour les Bulgares, l’animal sacrifié est le plus souvent la brebis. Aujourd’hui, la tradition de manger rituellement de l’agneau rôti est transposée au sein de grandes fêtes populaires » (Entziklopedia na Bâlgarija, tome 3, 1982).

Selon cette définition, outre la notion de sacrifice, le kourban apparaît comme un rite de religion populaire associé à la fête ; il désigne autant l’animal sacrificiel que l’acte sacrificiel, la cuisine du sacrifice et son résultat, le repas rituel, et enfin le concept de sacrifice d’une « victime innocente ». Le terme kourban n’établit pas de distinction entre le sacrifice comme acte et l’ensemble de la manifestation rituelle et festive dans lequel il s’insère. Dans son usage courant, il possède une richesse sémantique supérieure aux termes jertva et thusia, permettant d’un même mouvement de qualifier l’offrande, le sacrifice, le repas, la fête, la prière, etc., tout en étant moins généralisant ou abstrait que le terme jertvoprinochenié, proche de l’acception classique de sacrifice comme acte religieux en tant que tel.

Le terme kourban ouvre à une lecture à plusieurs niveaux de la pratique rituelle : non seulement l’offrande mais son moyen (un sacrifice), sa procédure (un rassemblement collectif passant par la cuisine et le repas), ses objectifs (obtenir l’aide des saints), son contexte social et festif. La dimension festive est également nettement marquée : fêtes familiales, fêtes populaires, foires, kourban et fête semblent liés en tant que « pratiques rituelles traditionnelles », sans réelle distinction entre le kourban du village et celui que l’on pratique en famille, ni entre les différentes occasions rituelles (pratique saisonnière, commémoration d’un événement déterminé, demande de protection, etc.).

Notes
114.

En Bulgarie, le joug ottoman va de 1396 à 1878.

115.

« Qourban, sacrifice, offrande faite à Dieu. Qourban baïrame, “fête des sacrifices”, cérémonie du pèlerinage, le 10 du mois zoul-hiddjè ; ce jour-là, les dévôts immolent chez eux un mouton, à l’imitation du sacrifice fait à la Mecque ; ils goûtent un morceau de la victime et donnent le reste aux pauvres. – qourban âye, le mois de zoul-hiddjeh, le dernier mois de l’année arabe. – qourban kesmek, “immoler une victime”, le jour du Baïram. – au fig. saña qourban olaïem, “que ma vie te soit sacrifiée !” formule de politesse (...) – qourbanleq, bête du sacrifice, holocauste ; au fig. personne douce et simple qu’on exploite. – oghourlouq qouïounuñ qourbane haram der, “mouton volé ne peut être offert en sacrifice”, bien mal acquis. – qourbansez suru olmaz, “il n’y a pas de troupeau sans victime”, quelqu’un paye toujours pour les autres » (Barbier de Neynard, 1886 : 506-507).

116.

Il est important de noter que Gokalp, à propos du sacrifice dans les traditions turques, indique que le mot kurban, qui désigne le sacrifice, est lui-même « un terme générique d’origine étrangère » (Gokalp, 1999 : 268).

117.

Selon Lawson, la traduction du terme thusia par “sacrifice » constitue une réduction de son champ sémantique : « now the word thusia, which we commonly translate “sacrifice“, was a term of very wide meaning ancient Greek. In Homer, the word thuein was used of making any offering to the gods, and never denoted, though naturally it sometimes connoted, the slaughtering of animals – an act properly expressed by the verb sphazein. And in later times the substantive thusia was still applied to almost any religious festival, at which undoubtedly some offerings, but not necessarily animal sacrifices, were always made » (Lawson, 1910 : 335-336).