Le sacrifice, entre universel et singulier ?

On remarquera que ces définitions n’abordent pas le kourban dans sa dimension multiconfessionnelle : le fait que dans de nombreuses régions de Bulgarie, il s’inscrit dans les pratiques calendaires des populations chrétiennes orthodoxes et musulmanes, touchant aussi bien le domaine collectif que la sphère privée, mais aussi d’une multitude d’autres groupes confessionnels. Le rituel est renvoyé à une sphère traditionnelle homogène, décrite comme typique de la Bulgarie : il est une « pratique populaire » accompagnant des « fêtes religieuses ».

La définition folklorique du kourban comme une pratique populaire, une longue tradition sacrificielle éventuellement teintée de paganisme, tend à renvoyer à des entités culturelles traditionnelles, que l’on suppose stables dans le temps. La cohérence interne du rite sacrificiel semble admise dans bon nombre de travaux ethnographiques et folkloristiques qui l’appréhendent comme un objet particulier de la ritualité traditionnelle, une composante du système rituel et festif, ou qui visent à recenser dans une perspective taxinomique la quasi-totalité de ses occurrences (Aikaterinidis, 1979).

L’appréhension du kourban par les folkloristes (Megas, 1911 ; Kyriakidis, 1917 ; Arnaoudov, 1972), s’inscrit la plupart du temps dans une anthropologie orientée vers la compilation et l’érudition, comme si l’accumulation et la comparaison systématiques valaient en soi explication ou analyse, la tradition constituant un objet autonome, un ensemble de pratiques rituelles enserrées dans une gangue calendaire et locale, bien situées dans le temps et l’espace.

Par ailleurs, dans les définitions du kourban citées plus haut, le sacrifice est renvoyé à la « religion populaire », de laquelle il est une manifestation universelle : « le sacrifice est l’un des mécanismes universels de régulation des interactions entre l’homme et le monde environnant. (…) Chez les Bulgares, de même que parmi les autres peuples slaves et balkaniques, l’offrande sanglante, ordinairement appelée kourban chez nous, est la forme la plus répandue et la plus persistante » (Bâlgarska mitologija, 1994 : 119-120). Le kourban est dès lors une hypostase d’une fonction sacrificielle qui traverse le temps et l’espace : « il est resté identique, le profond, le secret désir du peuple de fêter au printemps la renaissance de la nature, de sacrifier et par ces sacrifices et ses fêtes, de se rendre favorables les dieux de la végétation et de la production, afin que la terre soit féconde et les troupeaux prospères » (Spyridakis, 1952 : 144).

Ce travail de continuité permet d’articuler l’universel sacrificiel, fait religieux et humain, et le particularisme sacrificiel d’une culture déterminée, grecque ou bulgare. Le monde grec est représenté comme un milieu syncrétique entre polythéisme grec et systèmes religieux « venus d’Egypte, du Proche-Orient, d’Israël (…) jusqu’au fameux édit de 392 émis par Théodose Ier, interdisant tout culte païen – en particulier les sacrifices » (Papamanoli-Guest, 1991 : 6). Malgré cela, il existe au sein des communautés orthodoxes grecques une multitude de pratiques sacrificielles accompagnant les actes liturgiques et votifs les plus divers (Georgoudi, 1979).

Le sacrifice est-il un des ressorts des pratiques rituelles des sociétés traditionnelles, en Grèce comme en Bulgarie ? En tout cas, il constitue pour certains l’un des symboles de la survivance d’une antiquité païenne (Papamanoli-Guest, 1991), plus ou moins assimilée par le christianisme : c’est cette synthèse qu’opère la lecture folkloristique du kourban. Sans être totalement dénuée d’intérêt, cette opération de jonction de l’universel et du singulier ne permet pas de problématiser l’objet « sacrifice », comme construction anthropologique et non pas simple notion admise ou simple fait d’observation. Par exemple, elle occulte le fait que le sacrifice constitue à la fois un point de rupture et de continuité entre antiquité païenne et christianisme, et entre christianisme et islam, et qu’à ce titre il représente moins un « donné » brut qu’un mode d’articulation, ou de distinction, de la diversité culturelle et confessionnelle.