Un kourban exemplaire : Saint-Georges

En Bulgarie comme en Grèce, le kourban de la saint-Georges (Guerguiovden en bulgare, Aghiou Yorghiou en grec, 23 avril selon le calendrier grégorien, 6 mai selon le calendrier julien) est présenté comme le kourban chrétien par excellence. Parmi tous les kourbani effectués au long de l’année, il s’agit du premier : « on n’égorge pas avant la saint-Georges ». Identifié aux activités pastorales, il renvoie à une caractéristique emblématique du monde rural : l’agneau est simultanément un produit de ce monde et un symbole religieux. La saint-Georges a avant tout un caractère familial : le sacrifice « se fait dans toutes les maisons de la communauté, chacun l’accomplissant séparément » (Aikaterinidis, 1979 : 72).

Dans la mesure où la notion de foyer y tient une place centrale, Guerguiovden est décrit comme l’archétype du kourban privé : « il y a de la fumée qui s’échappe de chaque maison du village », a-t-on coutume de dire, suggérant que chaque famille immole et cuisine « son » agneau. C’est une occasion de fête qui favorise le regroupement de la famille. Ceux qui ont un vœu particulier lié au saint, au premier chef ceux qui portent le prénom Gueorgui/Yorghos, sont tenus de l’accomplir. Le lien entre sacrifiant et offrande est particulièrement mis en valeur : la victime prescrite, un jeune agneau, est ornée d’une couronne de fleurs, on l’entoure d’un soin inhabituel dès qu’elle pénètre dans le foyer, et avant la mise à mort on doit lui donner de l’herbe fraîche, de l’eau et du sel 118 .

La mise à mort s’effectue à domicile, « pour le bien de la maison » : son sang est crédité de vertus bénéfiques et prophylactiques, une goutte en est mise sur le front des enfants, on s’en sert pour marquer d’une croix le linteau de la porte d’entrée, on le mêle à du pain... Le mode de préparation traduit un souci constant de préserver l’intégrité de l’animal : la viande n’est pas débitée, les os doivent rester intacts, l’animal entier est rôti et mené à l’église pour être béni. Condensant plusieurs caractéristiques rituelles, le kourban de Guerguiovden semble à même d’offrir des prises interprétatives saillantes, car il est plus « prescriptif » que les autres : sacrifice d’une primogéniture, victime préférentielle (l’agneau), modes spécifiques de consécration, de mise à mort et de préparation (rôti).

Les liens entre le sacrificateur et la victime y sont plus étroits que d’habitude : l’agneau choisi est mieux traité que le reste du troupeau, on lui offre du pain et du sel, sa tête est ceinte d’une couronne de fleurs, etc. Des chants populaires et des cantiques spécifiques associent l’agneau sacrificiel à un enfant promis en offrande, à l’instar de l’Isaac d’Abraham. La proximité avec Pâques et le thème du meurtre du fils induisent un parallèle avec la mort du Christ : le kourban de saint Georges constitue une variante du « véritable » agneau mystique. La fête de Guerguiovden est même parfois décrite comme « plus grande que le Grand-Jour de Pâques » (Popova, 1995 : 167) 119 .

Ainsi, le kourban de la saint-Georges présente toutes les caractéristiques d’un rite modèle de célébration du monde domestique, de l’unité familiale autour de la maisonnée. Cependant, pour Aikaterinidis, le rituel a connu un passage du privé au public : « on pense que c’était au début une manifestation familiale, dans les grandes et riches familles, qui, à cause des pasteurs, des tselingata 120 , est peu à peu devenue publique » (Aikaterinidis, 1979 : 72-73) 121 . Ce passage introduit des variations dans le modus operandi rituel : quand le kourbani est public, c’est la communauté qui achète les offrandes, ou l’église, aux frais de chaque membre de la communauté 122  ; l’animal est égorgé à l’église, devant l’entrée, ou dans la cour ; la distribution de la viande se fait après la bénédiction, puis chacun rentre à la maison pour le dîner, ou bien le repas a lieu à l’église.

Le rituel met ainsi en interaction le foyer et la communauté villageoise autour d’une identité religieuse locale matérialisée par l’église : « les villageois des environs se réunissent autour de l’église, tôt le matin du jour de saint Georges, chaque homme portant un enfant ou un agneau ; le service liturgique dûment accompli, le prêtre sort et bénit chaque animal l’un après l’autre, après quoi ils sont tués et rôtis, puis une fête a lieu, accompagnée de pratiques divinatoires par l’intermédiaire des victimes » (Spyridakis, 1952 : 141 ; Lawson, 1964 [1910] : 322-323).

Lorsque le sacrifice a lieu à la maison, l’animal est égorgé sous l’icône du saint, béni par le prêtre avant ou après la mise à mort, le sang est utilisé pour dessiner des croix sur les linteaux, poutres, sous l’icône, sur la porte de l’étable et le seuil de la maison ; il sert également à des pratiques divinatoires ; seul ou associé aux os, il est à la base de rituels de protection. On prend garde de ne rien jeter du kourbani, ni les os, ni le sang, ni les fleurs : rien ne doit rester du kourbani le jour suivant, c’est pourquoi tout est systématiquement distribué. On doit garder l’animal intact : la victime doit conserver tous ses membres, il ne faut pas la « séparer » du lieu sacré mais l’égorger, la préparer et la manger au même endroit, et laisser les restes (os et cendres) sur place 123 .

Certains de ces kourbania visaient à conjurer la maladie : « le lieu du sacrifice pouvait être la cour de l’église, ou la maison, ou la bergerie, ou encore une chapelle. En Thrace, on privilégiait un grand arbre, situé au bout du village, ou une grotte qui disposait d’un aïasma. A Aghiohori Serron, il s’agissait d’un rocher abrupt, lieu où se déroulaient tous les rituels traditionnels visant à chasser la maladie hors du village » (Aikaterinidis, 1979 : 77). Ainsi, la même occasion rituelle (la saint-Georges) peut donner lieu à de multiples déclinaisons, à des usages et des pratiques différents.

Notes
118.

En Grèce, c’est en Thrace que le rituel est le plus développé et entouré du plus de prescriptions : on immole obligatoirement un agneau mâle, dont la couleur importe peu. A Iraklia, on colle des cierges sur les cornes de l’animal, que l’on présente à l’icône de Saint Georges. A Tsorlou, on baigne l’agneau, puis on l’enduit de henné sur le front, la queue et le flanc, voire sur le dos et les cornes (Aikaterinidis, 1979).

119.

En Grèce, le redoublement de Pâques par la saint-Georges se manifestait lors de « jeux paysans de Pâques », dont le prix était un agneau de Saint Georges et qui étaient placés sous le patronage du saint (Loucatos, 1954).

120.

Unités socio-économiques des pasteurs semi-nomades, composées de familles mettant en commun une partie de leurs biens, notamment le lait, et réunies de manière saisonnière sous la houlette d’un chef.

121.

L’idée que le kourban constituait à l’origine une fête familiale est fréquemment avancée, jusqu’à nos jours : « in the past, the kourbani had been a family-based celebration, prominent among pastoralists, in which a family would open its home to relatives and friends on the day of the family’s patron saint » (Karakasidou, 1997 : 196).

122.

Des donations, des cotisations permettent d’acquérir l’animal (parfois un bœuf), ou encore le système des ventes aux enchères qui voient les villageois enchérir entre eux pour avoir l’honneur de payer l’offrande qui servira à l’action de grâces collective : un mode de participation financière faisant intervenir l’honneur, la dépense et le jeu, fréquemment attesté dans les sources relativement anciennes.

123.

La pratique qui consiste à enterrer les os, fournissant ainsi une sépulture à la victime, indique qu’à un certain niveau, le kourbani relève du rite funéraire et que l’offrande ainsi que sa dépouille sont considérés comme sacrés.