Un saint support de transitions et de transformations

L’exemplarité de la saint-Georges peut également être décelée dans la relation privilégiée à ce saint dans le christianisme oriental, et notamment dans les sociétés orthodoxes des Balkans. En général, un saint opère des transformations spirituelles dans le monde matériel, et du monde matériel au monde spirituel. Dans le cas de saint-Georges la fonction médiatrice est triple : c’est un saint de la conversion, de la transition, de la résurrection. La victoire sur le dragon entraîne la conversion du territoire, le passage du paganisme au christianisme 124 .

L’un des miracles attribués à Saint Georges suggère un lien étroit entre conversion et sacrifice : « Théopistos perdit ses deux bœufs et ne pouvant les retrouver, il pria Saint Georges de l’aider, lui promettant de tuer l’une des deux bêtes en son honneur. Et Théopistos, sur ses indications reçues en songe, retrouva ses bœufs. Mais au lieu du bœuf, il sacrifia un bouc. Offensé, Saint Georges lui apparut en songe et, le menaçant de le brûler, lui et sa maison, l’obligea à sacrifier non plus un, mais ses deux bœufs et à l’inviter au banquet avec de nombreux habitants du pays. Désolé, Théopistos dut s’exécuter. Au banquet, le saint se présenta sous l’aspect d’un grand chef entouré de cavaliers. Après le repas, on rassembla les os des bœufs sacrifiés que Saint Georges ressuscita, plus robustes qu’auparavant. Puis il disparut » (Spyridakis, 1952 : 140). C’est ainsi que « les habitants étaient païens et que, voyant le miracle, ils s’étaient convertis au christianisme » (Spyridakis, 1952 : 130-131).

Ce saint militaire et guerrier occupe donc une place particulière dans les pratiques agropastorales. Le fait que la saint-Georges, d’un point de vue rituel, marque la venue du printemps ajoute à cette idée d’une renaissance du monde (désormais royaume du Christ) par la conversion à la vraie foi. Il se présente dans de nombreux chants populaires sous les traits d’un seigneur arpentant et protégeant la terre (« Saint-Georges s’est levé très tôt, il s’est levé très tôt le jour de saint-Georges, il a fait le tour de tous les champs, de toute la campagne... », recueilli par Anguelova, 1948). Patron des bergers, mais aussi des militaires, il entretient une relation privilégiée avec le territoire et ses habitants, par extension le monde terrestre en général, conçu comme royaume de Dieu que le saint rend fertile et verdoyant.

On prête par ailleurs au saint une dimension protectrice contre les « infidèles » (« il ne permet pas aux infidèles de profaner les sanctuaires qui lui sont consacrés », Spyridakis, 1952 : 135) mais aussi d’évangélisation de ces mêmes infidèles, vis-à-vis desquels il se montre capable de mansuétude 125 . Il devient apte à figurer la transition entre l’Antiquité et le christianisme mais aussi la médiation entre plusieurs traditions et religions, bien entendu dans les limites d’une conversion à la foi chrétienne.

L’explication de l’importance et de l’ancienneté de son culte en Bulgarie, mais aussi dans les Balkans, s’appuie fréquemment sur l’exemple du fameux « cavalier thrace » auquel Saint Georges 126 aurait succédé : « au IXè siècle, Saint-Georges était déjà vénéré en sa qualité de saint, protecteur des guerriers (...) le culte de Saint-Georges était très répandu parmi le peuple et ceci peu de temps après la conversion de la Bulgarie au christianisme. Il devait donc être très populaire avant même que la religion chrétienne ne soit imposée aux Bulgares (...). Pendant une très longue période, à certains endroits même jusqu’au XIXème siècle le peuple vouait un culte aux divinités des temps païens, qu’il confondait avec le personnage de Saint-Georges. Il a été mentionné à maints endroits que le peuple édifiait les églises qu’il dédiait à Saint-Georges, sur l’emplacement d’anciens sanctuaires célébrant le Cavalier thrace » (Pascaleva, 1988 : 19).

Le folkloriste grec Mégas estime quant à lui que « plus que tout autre saint, peut-être, Saint Georges est l’incarnation du héros idéal de l’Antiquité. Les hymnes composés pour lui ont incorporé très tôt plusieurs légendes anciennes, et lui ont ainsi valu d’être associé avec les demi-dieux et les héros de la mythologie grecque antique » (Mégas, 1982 : 113). Ce saint se voit aussi attribuer, aux côtés de ses qualités religieuses (don de soi, foi inébranlable, évangélisation), nombre de vertus typiquement masculines (esprit chevaleresque, bravoure, mais aussi séduction), qui le rendent particulièrement populaire.

Notes
124.

Héros « dragonoctone » (tueur de dragon) du monde chrétien, il est le « porteur de victoire » (pobedonosetz en bulgare, tropaiophoros en grec) : sa geste culmine dans un acte de conversion ou d’évangélisation qui consiste à débarrasser le monde de la Bête, soumettre la communauté libérée à la foi triomphante et (ré)inaugurer le règne de Dieu sur le monde. Elle permet la conversion du souverain, dont le saint a sauvé la fille en abattant le monstre, et l’évangélisation d’une communauté humaine qui payait son impiété des épreuves endurées sous le joug du dragon.

125.

G.F. Abbott relate par exemple le double exploit de saint Georges sauvant une jeune fille poursuivie par un Turc et convertissant ce dernier (1969 [1903] : 43).

126.

Ainsi que Saint Dimitri et d’autres saints militaires. Walter (1989) évoque ces « filiations », tout en restant prudent. Pour une version folkloristique et mythologique, voir l’article Cavalier thrace (trakiiski konnik) dans Bâlgarska mitologija, 1994 : 369).