Usages sociaux et contenu culturel d’une catégorie rituelle

Le kourban de Guerguiovden (saint-Georges) est un exemple parlant de synthèse folkloristique : aussi bien en Bulgarie qu’en Grèce, il condense une multitude de traits que l’on entend déceler dans la « ritualité populaire ». La tendance à renvoyer les figures des saints les plus emblématiques et les rites les plus « identitaires » à la plus haute antiquité, n’est évidemment jamais neutre dans un contexte où l’ancrage historique conditionne l’identité nationale. Par contraste, le terme kourban renvoie à une période historique souvent occultée par les folkloristes, celle de la domination ottomane : certains auteurs utilisent ainsi des expressions plus neutres et plus universelles pour désigner la ritualité sacrificielle, telles qu’aimatiriès thusies (sacrifices sanglants, Aikaterinidis, 1979).

Ainsi découplé de son contexte social contemporain, le kourban comme pratique rituelle commune à un grand nombre de pays des Balkans, semble s’inscrire dans un large champ sacrificiel. L’abondante littérature relative au domaine grec classique ou la large diffusion, dans cette aire géographique, du motif panbalkanique de la « jeune femme emmurée » 127 suggèrent que l’on a affaire à une nébuleuse sacrificielle très élargie et polymorphe, renvoyant à une multitude de traditions : le kourban serait une forme rituelle particulière de ce champ, comme un ersatz, mâtiné d’influences « turques », d’une forme sacrificielle antérieure.

La conséquence directe de ces lectures est la valorisation d’une continuité culturelle du rituel, son inscription dans un modèle désormais légitime auquel toutes ses manifestations sont réduites. Mégas renvoie ainsi le kourbani à une origine antique, ce qui lui permet en particulier d’éluder la question des influences musulmanes : si le kourbani dans le nord-est de la Thrace est certainement un terme turc, rappelant l’égorgement de l’agneau (arnion) en commémoration du sacrifice d’Abraham (Kourban Baïram), il apparaît néanmoins « avec certitude » au savant grec que la pratique actuelle présente des caractéristiques issues de l’Antiquité (Megas, 1911 : 167-168).

S’appuyant sur Nikolaos Politis, la référence savante en matière de laographie (laographia, science du peuple en grec), Megas rattache la pratique contemporaine du kourbani au sacrifice archétypal du taureau et du bélier, dont on sait que, pour le premier, il a pu être érigé en trait structurant « méditerranéen » (sur cette construction, voir Saumade, 2001a, 2001b ; Dossetto, 2002, 2004). L’« illusion rétrospective qui transforme le moindre “agneau à la palikare” en repas homérique » n’affecte pas seulement les « occidentaux » pour lesquels « le vieil Orient commence à incarner un rêve de permanence » (Berchet, 1985 : 18) : elle teinte les ethnologies nationales en cours de formation ou de consolidation, pour lesquelles chaque preuve de cette permanence peut se traduire en termes nationaux voire territoriaux.

L’un des objectifs de ce travail est de cerner les mondes culturels et sociaux désignés par le biais du kourban, bien évidemment sans recourir à l’hypothèse des survivances, qui tend à aplanir les distinctions entre formes rituelles au travers d’une conception universelle du sacrifice, mais en prenant cette hypothèse comme une manière de « faire » ces mondes. D’emblée, l’usage du terme kourban n’est pas neutre. En choisissant de nous centrer sur cette catégorie rituelle, nous souhaitons donc interroger simultanément ses usages sociaux et son contenu culturel spécifique. Comment, lorsqu’on définit un rituel comme le kourban, définit-on en même temps les acteurs qui le pratiquent ?

Cette question de la construction sociale et culturelle de l’objet est primordiale dans les Balkans, où l’identité religieuse est généralement pensée comme étroitement imbriquée avec l’identité culturelle, linguistique et politique : le discours anthropologique sur la ritualité est simultanément un discours culturel et social. En questionnant la représentation « balkanisante » du kourban, nous interrogeons les préconceptions qui voient dans les Balkans un milieu spécifique et un état culturel. A l’instar de l’orientalisme (Said, 1984), le « balkanisme » est un concept, une imagerie, un système descriptif, un cadre idéologique et imaginaire apposés sur une aire géographique désignée à la fin du XIXè et au début du XXème siècles (Todorova, 1997). En folklorisant la ritualité dite populaire, ne renforce-t-on pas les connotations de mixité ethnique et religieuse qui voient dans les Balkans une sorte de patchwork en risque permanent de délitement, de déchirement, toujours en butte à un processus historique régressif : la « balkanisation » et ses dangers ?

La question récurrente de la multiethnicité et de la multiconfessionnalité de cette région sert par ailleurs, comme elle l’a fait pendant longtemps, de repoussoir politique à l’Europe occidentale et maintenant « communautaire », qui s’envisage comme universaliste et moderne. Elle sert également de frontière culturelle et sociale sous l’effet d’« orientalismes internes » aux sociétés envisagées (Todorova, 1997). C’est ainsi que, pensé comme « science du peuple » (Boyadzhieva, 2001), le folklore opère une sorte de sélection des matériaux légitimes de l’identité et de l’altérité : il crée une « altérité nôtre », de chez nous.

L’enjeu d’une analyse anthropologique d’un « genre rituel » comme le kourban est de comprendre comment, autour d’un rituel, se trament une sociologie et une anthropologie mobilisant un certain nombre des catégories sociales et culturelles pour décrire et analyser les populations qui le pratiquent : les notions de tradition, de survivance, d’archaïsme, mais aussi les concepts de coexistence religieuse ou de multiculturalisme en font partie. La « culturalisation », l’« ethnologisation », la « folklorisation » du rituel participent de l’invention et de la qualification d’une « humanité balkanique » 128 .

On cherchera ainsi à saisir une assignation culturelle sur le rituel : l’une des ces assignations est sa « balkanité », alternativement pensable comme souillure (une tradition arriérée et mélangée) et métissage (une preuve de la coexistence interculturelle). Nous verrons que la catégorie de « Balkans » se forge au cours du XIXème siècle, dans le contexte de la construction des nouvelles nations issues de l’espace européen de l’Empire ottoman. Cette construction s’opère en partie par une double assignation d’orientalité et d’occidentalité, par la requalification de la « Turquie d’Europe » comme simultanément européenne et orientale.

Les différents modes d’appréhension du kourban (comme interconfessionnel, mixte, païen, balkanique, abrahamique, voire bulgare, protobulgare, slave, thrace…) renvoient à autant de discours sur le soi et l’autre dans les Balkans. Les catégories utilisées pour le qualifier, au double sens du terme, sont bâties sur des prismes du savoir et du pouvoir qui changent selon les époques et les contextes : ceux de la nation bulgare moderne, puis de l’Etat socialiste, enfin de la Bulgarie post-socialiste et en voie d’« intégration européenne » depuis les années 90. Nous devons garder en tête qu’il s’agit ici de constructions idéologiques modernes et contemporaines : il serait fallacieux de parler des « Balkans » avant le XIXème siècle, et d’identité nationale avant le XVIIIème siècle.

Pour examiner la place de la ritualité commensale dans les pratiques festives et votives, nous utiliserons des textes variés, tant par leur ancienneté que par leur propos et leurs auteurs (voyageurs, anthropologues, folkloristes). Ce faisant, il ne s’agit pas d’établir un corpus de sources au sens strict, mais de multiplier les points de repère montrant quels types de configurations culturelles ont pu être décelées derrière, ou investies dans ces pratiques. Il faut donc faire attention au contexte historique et narratif de ces descriptions, et ne pas les prendre comme équivalents de terrains d’aujourd’hui, structurés autour de problématiques anthropologiques. L’assertion du caractère « balkanique » d’un rituel comme le kourban ne peut s’appliquer, à strictement parler, à des récits datant du XVIè siècle, un contexte fort différent du milieu du XIXè ou du XXème siècles.

Entretemps, des nations se sont formées, contre la domination ottomane et dans un contexte de compétition entre projets nationaux. Les communautés, généralement regroupées en millets, sur des bases confessionnelles, sont devenues des peuples, des « majorités » ou des « minorités », subissant et réagissant à des discours qui relèvent de ces mêmes constructions nationales. Le recours à ces textes variés dans le temps et l’espace permettra plutôt de saisir différents contextes : empire ottoman, Etat-nation, société communiste, société post-communiste actuelle. Ce recours n’est pas chronologique mais contextuel ; ces textes sont mobilisés lorsque l’argumentation le permet, mais ne peuvent servir de cadre argumentaire. Il ne s’agit pas en fin de compte de se livrer à une histoire du kourban lui-même, mais de saisir la manière dont le kourban a pu être pratiqué et décrit dans des contextes historiques différents, les différents régimes d’historicité de ce « genre rituel ».

Notes
127.

Ce motif, qui parle du sacrifice d’une femme pour donner vie à un édifice, en général un pont, revient sous la plume de nombreux ethnographes, folkloristes, historiens, mais aussi d’écrivains balkaniques (Arnaoudov, 1972 ; Eliade, 1970, 1994 ; Mégas, 1976 ; Parpulova, 1984 ; Kadaré, 1981).

128.

Le choix du terme « humanité » renvoie à la manière dont les penseurs allemands, notamment Hegel (1979) ou Husserl (1976), envisageaient des civilisations particulières comme « types » de la réalisation de l’Humanité dans l’absolu. Chaque peuple est ainsi conçu comme porteuse d’un contenu moral, participant à l’Esprit du Monde (Hegel, 1979 : 300) ; en revanche, pour ces penseurs, l’« humanité européenne » est philosophique par excellence. Il est frappant que pour Husserl, les Tsiganes, « qui vagabondent perpétuellement en Europe », n’en font philosophiquement pas partie (1976 : 352)…